Les nouveautés manga de 2015 en 7 thématiques

Le moins que l’on puisse dire, c’est que l’année 2015 a été riche en nouveautés manga de qualité. Après avoir dressé un petit top de mes œuvres préférées, j’ai décidé d’écrire un bilan de mes lectures les plus marquantes de cette période. Ici, pas de compte-rendu chiffré (vous trouverez mieux ailleurs) ni même personnel (enfin si, un peu quand même), le maître-mot sera thématique. Effectivement, j’ai décidé de mettre en avant des sujets qui m’ont passionné à travers des mangas, tous débutés en 2015, qui les abordent sous des angles différents.

Pour m’aider dans l’écriture, j’ai réuni une équipe de choc, les Foo Fighters du blog manga, j’ai nommé Bobo, Damien, Eck, Enwyn et Raismith.

bilan manga 2015

I. Une internationalisation du manga

Que la bande dessinée japonaise s’ouvre au monde n’est pas nouveau. Et pourtant on remarque un certain égocentrisme dans le monde du manga, les dessinateurs japonais copiant leurs aînés pour apprendre à dessiner. Ce qui a tendance à créer une uniformité et un repli sur soi du marché. Du côté des occidentaux, le manga n’est pas toujours bien vu, même chez certains amateurs de bandes dessinées qui qualifient en toute ignorance le médium comme industriel et populiste. Et puis ça se lit à l’envers. Pour contrer ces courants d’idées reçues, certains auteurs se proposent pour faire le lien entre la manière de créer au Japon et ce qui se passe en occident.

C’est le cas de Haruhisa Nakata qui, avec Levius, part du principe que son but commercial est de s’importer à l’étranger. De ce fait, l’éditeur a proposé à l’auteur que son manga soit publié dans le sens occidental. Mais pas seulement, les dialogues sont également à l’horizontal alors qu’habituellement ils sont à la verticale (pour mieux correspondre avec l’écriture japonaise). Il y a également d’autres aspects de l’œuvre qui dévoilent cette volonté de mettre le manga sur le plan international, comme le fait qu’il n’y ait aucune onomatopée présente directement sur le dessin. De plus, le monde de Levius est ancré dans une société occidentale même si aucun indice à propos de la nationalité des personnages n’est donné, tout cela permet donc plus facilement au lecteur venant de n’importe quel horizon de s’identifier à l’univers. Néanmoins la série garde certaines caractéristiques du manga, notamment le fait qu’il y ait beaucoup de trames. Ainsi à travers le but commercial de l’éditeur, Levius est un manga qui souhaite « s’internationaliser » afin de toucher le public du monte entier. On pourrait également dire que le travail de l’auteur se rapproche plus du travail à l’occidental vu qu’il travaille sans assistant, mais ça… c’est un autre débat. (Et puis bon, l’auteur dessine avec un crayon français exclusivement, quoi.)

levius est manga kana

A l’inverse, si l’auteur de Levius souhaite faire du manga tout en ayant un aspect occidental, La république du catch entremêle les codes du manga avec la vision d’un auteur européen, en l’occurrence celle de Nicolas de Crécy. Il s’agit d’une bande dessinée écrite par le français et publiée dans l’Ultra Jump. Un auteur étranger (et qui plus est européen) publié dans un magazine de prépublication japonais, et de surcroît l’un des plus importants de l’archipel, étonnant n’est-ce pas ? Cela a été fait à la demande de l’éditeur Shueisha afin d’apporter une vision extérieure dans le marché du manga. J’en reviens à l’analogie avec Levius car c’est particulièrement intéressant. En effet, Levius souhaite apporter une touche de bande dessinée européenne dans le manga mais l’auteur reste indubitablement japonais. La façon de concevoir avec La République du catch est subtilement différente. La maison d’édition Shueisha a voulu faire évoluer le manga en montrant ce que peut apporter la vision d’un auteur étranger sur le médium afin de peut-être faire sortir le marché du manga de son éternel coma léthargique dont les magazines de prépublication sont embourbés depuis quelques années. Ainsi les amateurs de bande dessinées européennes et les amateurs de mangas peuvent tous deux y trouver leur compte, en dénichant à la fois une vision européenne et les codes narratifs du manga.

Un autre manga fait écho au marché occidental, et plus précisément à celui des comics : Jabberwocky. Si la série de Masato Hisa n’est pas publiée en grand format et sens de lecture français, il est difficile de passer outre l’influence du Hellboy de Mike Mignola et de Sin City de Frank Miller. En effet, Jabberwocky est une claque visuelle qui surprend par son emploi de clair-obscur et son découpage rappelant les plus grands classiques du western-spaghetti. L’esthétique, Masato Hisa la coupe à son scénario proposant aux lecteurs de faire le tour du monde à base d’intrigues qui mêlent action et espionnage et dont la finalité est de revisiter les classiques de la littérature et de la science occidentale à base de dinosaures anthropomorphes. Assurément une œuvre universelle qui possède les qualités pour plaire davantage aux passionnés de pop-culture qu’aux amateurs de mangas.

jabberwocky manga masato hisa

Le jour où ça bascule est particulièrement intéressant dans ce cas-là. Effectivement cette anthologie des Humanoïdes Associés propose cinq auteurs japonais parmi treize venus du monde entier (sans compter Enki Bilal, qui signe la couverture). Il a déjà existé des projets de cette sorte où des mangakas avaient été invités à plancher autour d’une même anthologie, c’est le cas de Japon dans lequel dix-sept auteurs parlent de l’archipel. Néanmoins, la démarche avec Le jour où ça bascule est différente, on n’appelle pas les auteurs de mangas pour qu’ils abordent un sujet qui est en rapport avec leur pays. Ici, les Humanoïdes Associés inscrivent le manga dans une réelle démarche artistique mondiale où chaque auteur, quelque soit son origine, a le droit à la parole sur une phrase, une idée, qui est universelle.

II. Mythes et religions à travers le monde

Si le manga en tant que tel peut être international, il peut également aborder des thématiques universelles. Les mythes et légendes, la foi et même la magie en font parties. Autant de croyances susceptibles de nous toucher et même de nous rassembler.

Et cela, Daisuke Igarashi l’a bien compris. Dans Saru il nous propose un tour du monde des croyances sur fond d’Apocalypse. En réalité, il s’agit d’une lutte entre des entités mystiques qu’on retrouve sous des noms, voire même des formes, différents selon les régions du globe. Avec cette bataille, le mangaka met en avant les similitudes entre les diverses légendes religieuses pour mieux nous rassembler. De plus, le manga s’attarde sur la question du « moi », à travers Nana, protagoniste et surtout jeune femme normale qui se trouve au cœur d’un conflit dépassant l’Humain.

Cette universalité, on la trouve aussi dans Ritournelle de Aoi Ikebe. Quels peuvent être les risques encourus à se faire éclabousser d’un amour terrestre lorsque l’on baigne dans l’abnégation religieuse ? Cette interrogation, sœur Marwena se la pose parfois depuis sept ans dans sa cellule du cloître où elle vit recluse avec d’autres sœurs, à l’abri de la tentation. Lors de la procession septennale destinée à bénir la population du bourg voisin, sœur Marwena fait la connaissance d’un jeune homme. Sept ans plus tard, elle le retrouve. Quelle attitude adopter face à cette douleur chaleureuse et insoutenable ? Comment ouvrir son cœur lorsqu’on a décidé de dédier son existence entière au Seigneur ? L’auteure propose, par un savant jeu coloré d’ombres et de lumières, une mise en abyme symbolique et universelle sur le tiraillement entre don de soi et libre-arbitre dans la pratique de sa croyance et son rapport au monde extérieur. Derrière les murs austères du renoncement, sœur Marwena et ses comparses se dévouent corps et âme pour accéder à la félicité promise qui les extirpera d’un monde matérialiste et hédoniste. Mais sous le vernis gris coloré des barreaux des cellules, une rouille rouge et or s’installe progressivement au fil des saisons, désagrégeant une conviction et augmentant le risque de « contamination » d’une spiritualité immaculée. Ce manga nous le rappelle tout au long du récit : le cœur a ses raisons que la raison ignore. La foi, quelque soit son origine et ce qu’elle édicte, est un tremplin offrant une visibilité sur un large monde où l’on plonge tête la première. Mais les profondeurs demeurent souvent inexplicables et le moindre mouvement d’écart peut créer un doute vers le bon chemin à emprunter : s’enfoncer vers un inconnu froid et distant ou revenir à une surface chaleureuse et sociable ? Ritournelle ajoure délicatement cette foi dans un vitrail qui filtre une lumière réunifiant les aspirations de chacun dans la paix et l’amour de son prochain.

ritournelle manga

Avec The Ancient Magus Bride, Kore Yamazaki nous décrit une Angleterre mystifiée et comme figée dans le temps, où la modernité n’a pas d’emprise sur la magie et la sorcellerie, qui vivent cachées des humains lambda. Dragons, fées, chats à neuf vies, le bestiaire fantastique dans lequel puise la mangaka est large mais pour le moment fort classique, s’inspirant de légendes locales ou de mythes plus connus. Rien de révolutionnaire, mais le tout est rondement mené par un duo charismatique, allié à une certaine légèreté qui contraste avec l’ambiance plus lourde des flash-back et des affrontements où la tension va de pair avec la violence. Un manga bourré de qualités et au charme ensorcelant.

III. Au-delà des limites de l’imaginaire

De la magie de The Ancient Magus Bride, on passe naturellement aux univers fantasmés d’auteurs imaginatifs. Ces œuvres sont d’une importance capitale car l’imaginaire a le pouvoir de nous faire s’évader. Et si les romans ont la caractéristique de décrire des mondes dont les limites dépassent le nôtre, les bandes dessinées peuvent les représenter par la force de l’image.

Et c’est justement ce que fait Hiromu Arakawa lorsqu’elle adapte Arslan, la série de romans de Yoshiki Tanaka. L’auteure interprète le monde axé heroic fantasy de l’illustre saga littéraire à sa sauce et c’est peut-être là où le bât blesse. Le manga est trop propre, trop respectueux, autrement dit sans saveur. Comme si l’imagination de Hiromu Arakawa était bridée par l’œuvre d’origine. Un constat plutôt amer quand on a au préalable fait une incursion dans le fantastique univers steampunk qu’elle a créé avec Fullmetal Alchemist.

Un autre auteur d’envergure a adapté un univers déjà existant, il s’agit de Shotaro Ishinomori. Mais cette fois-ci le problème est différent puisque le matériel de base est un jeu vidéo : The Legend of Zelda – A link to the past. Ici, le mangaka doit dessiner un monde qui est issu d’un médium qui est lui-même visuel en lui enlevant une dimension, c’est à dire la profondeur qui le rendait immersif. Une tâche qui s’avère donc difficile à accomplir sans dénaturer le support originel. C’est ici que Shotaro Ishinomori accomplit un tour de force, puisqu’il permet d’entrer dans l’univers du jeu vidéo grâce au caractère qu’il insuffle à Link. Ce qui signifie qu’on ne vit plus son aventure, on la suit.

zelda link to the past manga ishinomori

Masato Hisa, lui, propose un exercice intéressant en choisissant d’incorporer un bestiaire déjà existant à son propre univers dans Area 51. Autrement dit, il s’amuse avec la conscience qu’ont ses lecteurs de l’imaginaire collectif pour le réinterpréter à sa sauce. Le résultat est formidable puisqu’on trouve aussi bien des créatures issues de la littérature ou du cinéma populaire que des divinités de civilisations anciennes dans un récit au ton pulp. Son manga a également une vertu encyclopédique, étant donné qu’il est aisé de découvrir un bestiaire qu’on ignorait. Si Masato Hisa parodie certains traits de caractères, c’est à la portée de tout le monde de compléter son savoir avec une recherche sur Google.

A la question « Que retenez-vous de votre séjour ? » Takuto Kashiki, de passage à Paris en mars dernier, me répondit qu’il a principalement apprécié notre cuisine. La nourriture est justement l’un des sujets récurrents dans Minuscule en la personne d’Hakumei, probable pendant bidimensionnel optimiste de l’auteur,  toujours partante pour manger et boire à satiété quand l’occasion se présente. Ce titre aux qualités graphiques indéniables se dévore. On y croque des moments primesautiers savoureux avant d’en boire un nectar rafraîchissant et terminer sur une note digestive dans un huis clos champêtre paisible et envoûtant. Suivre le quotidien d’Hakumei et son amie Mikochi évoqueront à certains l’univers des Schtroumpfs ou encore celui des Minipouss avec son lot de facéties, de découvertes, de bricolages et de bonne chère au coin du feu, le tout dans un univers délicieusement onirique. Un manga réconfortant à déguster avec une tisane, une tartelette aux fraises et une bonne pipe en bois de rose.

IV. Le manga horrifique

Voué à nous faire peur, jouant avec les limites du rationnel, instaurant une ambiance malsaine, voilà ce qu’est le manga d’horreur, un genre qui repousse autant qu’il attire. Car oui, la peur est humaine, tellement même que l’homme est souvent au centre des récits les plus terrifiants. Si on déplore les absences des nouveautés de Shintaro Kago et de Notre Hikari Club chez IMHO, ce n’est pas pour pourtant que cette catégorie d’œuvres a été laissée à l’abandon.

Effectivement, 2015 marque le grand retour dans les librairies francophones de Kazuo Umezu, le père du genre tel qu’il existe encore aujourd’hui. L’auteur de L’école emportée revient avec un recueil de nouvelles intitulé La maison aux insectes. Le mangaka se réjouit de nous effrayer avec notre quotidien et aime mettre en œuvre de situations amoureuses qui périclitent. Ici l’horreur est surtout psychologique, pouvant même se montrer d’une noirceur profonde. Son éditeur français, Le lézard noir, ne compte pas s’arrêter là puisqu’il va publier plusieurs œuvres de Kazuo Umezu durant les années à venir. Assurément une collection indispensable pour tous les amateurs du genre.

la maison aux insectes kazuo umezu guro

Un autre géant du manga d’horreur a effectué son retour sur le marché : Junji Ito. Il est revenu avec un titre assez étonnant puisque le bouquin parle de ses chats et est astucieusement intitulé Le journal des chats de Junji Ito. Tout est dans le titre donc, il s’agit d’un énième manga félin à qui l’on doit son originalité à la stature de maître de l’horreur de son auteur. Et pourtant Junji Ito fait honneur à sa réputation, car, plus qu’un banal journal, sa nouvelle œuvre met en scène ses animaux de compagnie avec les codes du manga horrifique. Ce qui donne lieu à un résultat absurde des plus amusants, mais pas si terrifiant que ça, je le concède.

Cette année est également sorti Le monstre au teint de rose, qui est ni plus ni moins la première anthologie de Suehiro Maruo a être parue au Japon. Un plaisir de retrouver le maître de l’eroguro à ses débuts, autrement dit à sa période la plus trash. Outre les diverses nouvelles intéressantes, on y retrouve l’histoire servant de prologue à La jeune fille aux camélias, son grand classique. Et rien que pour ça, il faut le lire.

deviman manga go nagai

Longtemps indisponible en France, Black Box a eu l’excellente idée de proposer une nouvelle édition de Devilman. Ce manga raconte la lutte entre les hommes et les démons par le prisme d’un jeune homme, Akira, qui se transforme lui-même en créature diabolique afin sauver l’humanité. A travers cette œuvre,  Go Nagai explore en profondeur la nature de l’être humain et l’aliénation de la société. Il dresse un portrait de l’homme d’une noirceur si marquante que Devilman est encore aujourd’hui, plus de quarante ans après sa publication, dans la mémoire des passionnés de mangas.

V. L’écho de la société

Si Devilman fait écho à notre société en usant d’éléments fantastiques, certains auteurs le font de manière réaliste. Car oui, c’est aussi le rôle des artistes de représenter le monde dans lequel ils vivent, ses maux, ses besoins. Qu’ils abordent une période de leur enfance ou l’histoire actuelle, qu’ils centrent le récit sur eux ou sur leurs contemporains, ils sont les témoins de l’époque.

C’est un peu l’histoire que nous racontent Eiji Otsuka et Kamui Fujiwara avec Unlucky Young Men. Les auteurs nous plongent au Japon, en plein dans la fin des années 60, période durant laquelle la jeunesse de l’archipel s’est révoltée. C’est dans ce contexte de révolutions étudiantes et de terrorisme communiste qu’on suit des avatars de personnalités connues (par exemple Takeshi Kitano) dans leur quotidien et leur quête de réaliser un film. Ces figures iconographiques sont censées représenter la jeunesse telle qu’elle était alors, en mettant l’accent sur leurs troubles identitaires dans une période de changement.

unlucky young men manga

Sa série Manhole ayant été censurée, Tetsuya Tsutsui s’est mis en tête de traiter le sujet. Et quel meilleur moyen pour un artiste de s’exprimer que le faire à travers son art ? C’est pour cette raison que l’auteur a écrit un nouveau manga, Poison City. On y suit un mangaka qui va connaître les affres de la censure à travers deux points du vue : sa vie, son quotidien mais aussi par le biais de l’action même de la série qu’il publie. Au final Poison City est un exercice de style intéressant, mais qui n’est pas à la hauteur de ses prétentions. Le manga sonnant trop creux pour être autre chose qu’un exutoire d’un artiste brimé, ce qui, avouons-le, est déjà pas mal.

Si Tetsuya Tsutsui se place au centre d’une critique sociétale, Daisuke Imai préfère donner la parole à ceux qui ne l’ont pas. Avec Sangsues, il met en scène des gens qui se sont évaporés, qui n’existent plus pour la société. Ils vivent dans les appartements des gens normaux lorsque ceux-ci s’absentent, et personne ne les remarque. Ce qui est intéressant dans cette œuvre c’est bien plus le type de personnages représentés que l’histoire en elle-même. Daisuke Imai parle des oubliés de notre monde, des jeunes bouffés par l’urbanisation, des gens que la société préfère oublier. Et donner la parole aux sans-voix, représenter ceux que l’on tait, c’est aussi l’un des devoirs du monde de l’art.

Takashi Imashiro choisit de s’intéresser aux différents problèmes du Japon qui résultent de la catastrophe de Fukushima. Pour ce faire, il prend le parti de dessiner un docu-fiction nommé Colère Nucléaire. Sans concession (mais alors vraiment aucune), il s’en prend à la classe politique, aux médias et aux grandes entreprises qui profitent de la tragédie pour faire leurs petites magouilles au lieu d’œuvrer afin que le désastre ne se reproduise pas. Colère Nucléaire est donc un véritable message d’alerte extrêmement documenté, un livre utile et même indispensable pour prendre conscience de la situation post-Fukushima et donc de pouvoir porter un regard neuf sur le Japon tel qu’il est aujourd’hui. En définitive, il s’agit d’une quête personnelle au service de tous.

poison city manga censure

Cette année Cornélius nous a gratifié d’une nouvelle anthologie du grand Yoshihiro Tatsumi intitulée Cette ville te tuera. Les thèmes ne changent pas de ce qu’on voit habituellement dans son Œuvre : ici on donne une voix aux marginalisés de la société japonaise en pleine expansion. Comme le nom du livre l’indique, le thème principale est la ville qui est une représentation de la société. Yoshihiro Tatsumi dépeint donc, à travers toutes les nouvelles, une société qui laisse les hommes de côté au profit du béton armé. Il montre que la réalité de la société n’est pas forcément la représentation que l’on nous donne d’elle. Encore une fois, l’auteur ne rate pas, il traite son époque (celle des 70’s) sans concession. La lecture de Cette ville te tuera se présente comme un indispensable dans une bibliographie qui l’est déjà dans sa quasi-intégralité.

VI. L’exploration des relations humaines

Si Yoshihiro Tatsumi aborde la place de l’homme dans la société, plusieurs courants du manga se penchent sur la question des relations entre les individus. De cette manière, on se retrouve face à une variété gigantesque d’œuvres sur le sujet qui apportent des points différents et des angles d’analyses nouveaux.

C’est le cas de Brainstorm’ Seduction. La dernière série de Setona Mizushiro utilise un moyen ingénieux pour décortiquer les sentiments humains et les relations qui en résultent. Cette fois, elle humanise chaque aspect de la personnalité de son héroïne, Ichiko. Ainsi, de furieux débats ont lieux dans sa tête, pour la moindre décision, des plus futiles au plus importantes, entre cinq aspects aux caractères bien affirmés. D’abord assez primaires, on se rend rapidement compte que ces personnalités sont plus complexes qu’il n’y paraît, et là encore le jeu de leurs relations est amusant à observer, comme une ingénieuse mise en abîme faisant écho à la réalité dans laquelle vit Ichiko.

Avec Dans l’intimité de Marie, Shuzo Oshimi rend prisonnier un jeune homme dans le corps d’une lycéenne. Ainsi, il fait découvrir à ses lecteurs le quotidien d’une jeune fille avec un regard masculin. Le protagoniste se fait désormais mater dans la rue, il fait face aux règles et cetera ; une prise de conscience sur la pression qu’exerce la société sur les femmes se crée, ou se renforce. En somme, bien que ce type de changement de sexe soit déjà-vu, son traitement est intéressant pour explorer une différence sociologique de l’appréhension des rapports humains.

a silent voice manga

A silent voice fait se rejoindre deux histoires : celle d’une jeune fille, sourde et muette, brimée par ses camarades de l’école primaire et celle du garçon qui menait les actions offensantes contre cette fille et qui s’est retrouvé mis à l’écart durant sa scolarité. Des années ont passé, les voilà lycéens. Ils se retrouvent, et entre temps le jeune homme a appris la langue des signes pour communiquer avec elle. Voilà le point de départ du manga de Yoshitoki Oima. A la difficulté d’exprimer ses sentiments, la jeune auteure ajoute la barrière du handicap. Déjà par l’incompréhension qu’il suscite de part sa différence même, mais aussi par la communication devenue complexe car elle nécessite l’apprentissage d’un nouveau langage. Lentement, une relation se développe entre les deux jeunes qui sortent peu à peu de leur solitude. Et c’est justement en cela que réside le propos principal de A silent voice : la socialisation des jeunes que des groupes micro-sociétaux ont laissés à l’écart, le fait que malgré tout ils peuvent se faire des amis, ils peuvent tomber amoureux, ils peuvent vivre normalement. Tout au long de son œuvre, Yoshitoki Oima ne cesse de jouer avec nos émotions pour mieux nous transmettre ses ondes positives.

Dans Chiisakobé, l’auteur met en opposition deux styles de personnes. Un japonais travailleur typique un peu timide socialement mais toujours très impliqué malgré son art de ne pas savoir exprimer avec nuance son opinion… et une jeune femme plus dynamique et expressive, qui à force de côtoyer des enfants à problèmes finira par savoir rester claire sur ce qu’elle a à dire. Alors que la communication fait manque dans ce « couple » improvisé par un destin tragique, on verra petit à petit l’un comme l’autre tenter de s’adapter au rythme du suivant afin de mieux déceler les habitudes de vie donc la façon de réagir ou s’exprimer et ainsi établir un embryon de solution à ce problème de communication. L’introspectif Minetaro Mochizuki se met alors à scruter à la loupe le double portrait générationnel d’un Japon en proie à des problèmes socio-économiques qui concernent sa population à cœur plus qu’à raison.

Pourquoi  L’oiseau bleu est une histoire qui touche tout un chacun ? Pourquoi est-ce que Takashi Murakami parvient à rendre la portée dramatique de ses récits efficaces ? Dans L’oiseau bleu, le mangaka aborde le drame familial de manière multidimensionnelle, en en exposant deux à la suite qui concernent une même famille, et les relient. Au final, on observe cette famille surmonter la douleur, en se soutenant mutuellement. L’auteur est aussi un fin doseur d’émotions lorsqu’il construit sa narration : il en offre en abondance mais pas en excès. C’est pour cela que L’oiseau bleu (comme son autre manga, Le chien gardien d’étoile) s’avère être un récit marquant, et qui va probablement ne pas laisser indifférent la plupart de ses lecteurs.

kazuo kamimura club des divorcés

Avec Le Club des divorcés, Kazuo Kamimura nous donne rendez-vous dans le bar de Mama, égaré dans un quartier chic de Tokyo au milieu des années 70. C’est dans ce lieu qu’on observe l’évolution des mœurs concernant les relations entre les individus que l’auteur s’évertue à dessiner depuis ses débuts. Il n’hésite pas à briser les tabous de l’époque, notamment celui du divorce, pour dresser le portrait d’une société frivole avec un modernisme désenchanteur.  L’amour, la passion, le sexe, la déraison et la souffrance qui les accompagne, Kazuo Kamimura n’épargne aucun sujet et les sublime même, d’une beauté souvent tragique, par son coup de crayon qui me rend si admiratif.

VII. Pour l’amour de l’art

L’art (autre que le neuvième art) est un thème que l’on trouve régulièrement dans les mangas, et cela même s’il est caché en second plan. C’est le studio Clamp qui s’inspire d’Alfons Mucha, Inio Asano qui parodie La Cène, Osamu Tezuka qui cite la Vénus de Botticelli. Mais certains mangas proposent une immersion encore plus profonde dans le monde de l’art.

C’est le cas de La Divine Comédie de Go Nagai. S’il adapte naturellement l’œuvre littéraire de Dante Alighieri, il le fait en rendant hommage aux illustrations qu’avait réalisées Gustave Doré. Un exercice de style remarquable, bien que proche de la reproduction. Et c’est là le problème, car le point fort du manga réside dans le calque des illustrations de Gustave Doré ; le reste de l’œuvre, bien que dans le style de l’artiste, est plus proche du kitch que du beau…

la photographe manga

D’autres auteurs choisissent de s’intéresser directement aux artistes. C’est le cas de Kenichi Kiriki avec La photographe, dans lequel Ayumi débute sa passion dans son club lycéen. Pour se faire la main, elle décide de déambuler dans les différents arrondissements de Tokyo, seule ou accompagnée, en quête d’un ailleurs inattendu, quitte à prendre un virage insolite bienvenu dans ses pérégrinations. Ce guide du routard culturel est une invitation poétique à poser un autre regard sur le bitume de Tokyo pour mieux détecter ses racines, notamment là où vécurent des personnalités artistiques comme Osamu Tezuka et Edogawa Rampo. Par le truchement de l’œil photographique, Ayumi capte la quintessence d’un parc ou d’un marché et ses ramifications humaines. Chaque endroit construit par une ou plusieurs individualités est transmis à une mémoire collective qui maintient un contact avec le passé pour éviter l’écueil de l’oubli. Pratique souvent dépeinte comme solitaire, la photographie est présentée ici comme un média rapprochant les êtres et invitant autrui à discourir d’une activité de quartier ou de l’histoire d’un endroit précis.

Sans mauvais jeu de mot, l’héroïne d’Arte s’appelle Arte, et le thème du manga est l’art. Attendez, revenez, on va s’entendre, ce n’est pas une blague ! Nous sommes à Florence, berceau de la Renaissance italienne, et ici nul assassin sautant de toit en toit, nous nous retrouvons en compagnie d’une jeune femme de l’aristocratie : Arte. Elle se passionne plus pour le dessin que pour la couture et veut vouer sa vie davantage à l’expression artistique qu’à l’élevage de marmots. Une fille à la fois douée, motivée, déterminée même et qui saura au fil des chapitres afficher toute une palette de couleurs sentimentales allant de la colère à la déception en passant par l’amour. Le personnage éponyme est le réel intérêt du manga : une bouffée d’air frais qui nous donne la patate tout en nous instruisant sur les us et coutumes d’époque.

Pour conclure, c’est Hozumi qui nous donne un cours d’histoire de l’art avec Les deux Van Gogh. Enfin un cours, c’est vite dit… En effet, l’auteure réinterprète la relation entre Vincent et Théo Van Gogh pour laisser libre court à son récit.  Si les approximations historiques peuvent surprendre (voire même rebuter) au départ, on comprend rapidement que l’intérêt de suivre le personnage de Théo Van Gogh est ailleurs. Déjà Hozumi remet en cause le classicisme et l’élitisme dans son ensemble par le biais de l’art. Le personnage central est un révolutionnaire à sa manière, il met tout en œuvre pour rendre la peinture accessible à tous, non seulement dans sa réalisation mais également dans sa compréhension. Par exemple, il incite un banal boulanger à représenter un pain qu’il pétrit quotidiennement, et fait de cette peinture pas académique pour un sou mais passionnelle un objet d’art qui a bien plus de valeur que le portrait d’un noble. On en vient à l’autre intérêt du récit, car si Théo fait cela, c’est bien plus dans le but que le talent de son frère soit reconnu que pour un quelconque intérêt pour la lutte des classes. Avec Les deux Van Gogh, Hozumi raconte en définitive un amour fraternel si fort qu’on peut bien réécrire l’histoire pour lui.

les deux van gogh manga


Crédits – Merci à mes collègues du blog pour avoir rédigé des bouts de l’article : Bobo (The Ancient Magus Bride, Brainstorm’ Seduction), Damien (Ritournelle, Minuscule, La photographe), Eck (Chiisakobé, Arte), Enwyn (Levius, La république du catch, Le jour où ça bascule, Cette ville te tuera) et Raismith (L’oiseau bleu). Et gros bisou à Gclems de TurnLeft pour la bannière réalisée à partir d’une illustration d’Inio Asano.

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9 réflexions sur “Les nouveautés manga de 2015 en 7 thématiques

  1. Chose promise…

    Très jolie analyse de l’année passée et de toutes les découvertes que cette dernière nous a apportées. Pour reprendre les mangas cités, Levius, Le Monstre au Teint Rose, Chiisakobe, Saru, La Maison aux Insectes (mon premier Umezu!) ,The Ancient Magus Bride et Les deux Van Gogh ont jalonné ces derniers mois de lecture pour me faire atteindre un certain niveau de qualité que n’ont pu pénétrer certaines daubes offertes à Noël (pardon).

    Ritournelle est très tentant, surtout présenté de cette manière. Et il faudra définitivement que je me lance dans du Masato Hisa, pas faute de n’en avoir lu que du bien (principalement ici, il faut dire…).

    Par contre, si je peux me permettre, je vous laisse L’oiseau bleu. Après avoir lu le premier chapitre en preview, c’est rédhibitoire en ce qui me concerne. Mes larmes, je les garde pour le 7e tome de Pluto, le graphisme d’Hiroaki Samura ou pour un bon BL brise-coeur.

  2. Excellent survol de l’année avec de bonnes analyses et de jolies plumes! J’ai hâte à la sortie québecoise du Club des Divorcées, Ritournelle, La Photographe et Le Jour où ça bascule.(Pas mal tout en Janvier je pense.) Je compte aussi me prendre Zelda et Le Monstre au teint rose.

    Mes coups de cœur parmi ceux que j’ai lu : Chiisakobe, Cette ville te tuera, La Maison aux insectes, Area 51, The Ancient Magus Bride, Levius et La République du Catch!

  3. Je me joins aux autres pour dire qu’il s’agit d’une fort jolie analyse. C’est aussi et surtout une aubaine pour moi qui n’ait pas pu suivre les sorties de cette année. Du coup, j’ai commandé Ritournelle dans la foulée.

    En revanche, je suis plus dubitatif sur Levius et sa volonté de s’internationaliser. Cela n’a que peu d’intérêt – sur le papier – si ce n’est faciliter la tache des traducteurs. Il faudrait que je le feuillette en librairie à l’occasion, j’ai un peu de mal à me projeter.

    • Concernant Levius, j’ai trouvé la démarche intéressante, d’autant plus que l’auteur va au bout de son idée. Mais au final je retiens surtout son style de dessins, basé sur la photographie et l’utilisation du flou, et la compétition de boxe mécanique qui ne demande qu’à être développée.

    • Je suis assez d’accord sur le second point. Je trouve la volonté d' »occidentaliser » l’oeuvre n’est pas spécialement cohérente et n’a aucun intérêt. Mais en réalité, ça n’a aucune espèce d’importance, ça n’enlève rien à sa qualité. C’est un très bon manga, il faut plonger dedans et s’immerger dans l’arène. Si la suite tient ses promesses, c’est tout bon.

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