L’Existentialisme de Sartre transposé dans Gunnm

L’existentialisme est un courant à la fois philosophique et littéraire qui date du XXème siècle. Mais des pensées existentielles ont vu le jour bien avant et parmi ses précurseurs on peut citer notamment Nietzsche ou Dostoïevski. Dans cet article je me concentrerai sur l’existentialisme de Jean-Paul Sartre tiré de L’être et le néant (toutes les citations que je ferai proviennent de cet ouvrage). Pourtant, parler philosophie sur Nostroblog est un peu hors-sujet, alors pour rester dans le thème faisons ensemble le lien avec un manga, chef-d’œuvre de science-fiction. J’ai nommé Gunnm.

gunnm analyse philosophique

Gunnm est un seinen manga de Yukito Kishiro prépublié de 1990 à 1995 chez Shueisha (puis transféré chez Kodansha en 2010). Le monde de la série se divise en deux. D’un côté Kuzutetsu, la décharge où s’entretuent les rebuts de la société et de l’autre Zalem, la cité suspendue aux cieux réservée aux élites. Cette œuvre raconte l’histoire d’une cyborg trouvée dans la décharge de Kuzutetsu par Daisuke Ido, un cyber-chirurgien. Ce dernier la nommera Gally après s’être rendu compte de son amnésie. S’ensuit alors une quête identitaire pour Gally qui cherchera, dans des combats sanglants, un sens à sa vie.

Dès lors, Gally est-elle humaine ? Qu’est-ce qui la différencie de la pègre de Kuzutetsu ?

L’être en soi et l’être pour soi :

Commençons par répondre à la question principale : Gally est-elle humaine ? Déjà il nous faut savoir qu’est-ce qui définit un humain ? Pour être général, disons qu’un humain se distingue d’un objet ou d’un animal (mais cela est sujet à débat) en tant qu’il a une conscience. Un objet n’a pas de conscience, il se contente d’exister sans avoir de retour spirituel sur sa propre existence, « l’être n’est pas rapport à soi, il est soi. » : C’est ce que Sartre appelle l’être en soi. Un humain, lui, peut avoir un retour sur lui-même, il sait qu’il existe, il « se définit comme étant ce qui n’est pas et n’étant pas ce qu’il est » : c’est l’être pour soi. Si l’on reste sur cette distinction alors oui, Gally est humaine puisqu’elle a une conscience et qu’elle sait qu’elle existe. Mais cela ne peut pas être aussi simple.

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L’essence précède l’existence :

La philosophie de Sartre s’oppose au déterminisme. En effet, pour Sartre, il n’existe pas de déterminations qui dictent la vie d’un homme. Nos actes sont toujours le fruit de notre volonté et de notre liberté. Mais il ne s’agit pas d’une faculté, la liberté est intrinsèque à l’être de l’homme : c’est ce qu’il appelle l’être-libre. En ce sens, ce sont nos actes qui nous définissent et qui déterminent notre essence (c’est-à-dire ce qui nous définit, notre caractère et notre comportement par exemple). Ainsi, pour Sartre : l’existence précède l’essence. Cette célèbre phrase signifie que nous existons, nous sommes des êtres biologiques avant d’avoir une essence, d’être ce que nous sommes (avoir une personnalité, une ambition, une idéologie, etc…). L’essence, pour Sartre, est définie par nos choix et n’est pas le fruit du destin ou d’une détermination. Elle vient après notre existence.

Dans Gunnm, tout porte à croire au début du récit qu’il s’agit de l’inverse. Ido trouve Gally, lui donne un nom, lui donne un corps pensé pour une vie tranquille, lui prémâche une voie, lui prémâche, en somme, une essence avant même qu’elle puisse vivre. Ici, l’essence précède l’existence.gunnm analyse sartre

Ido est celui par qui Gally ne se sent alors plus sujet mais objet. Je cite Sartre : « autrui se présente comme la négation radicale de mon expérience, puisqu’il est celui par qui je suis non sujet mais objet. »

Cependant, on pourrait se dire que dans toutes les œuvres de science-fiction où un cyborg est créé par les mains de l’homme, ce même principe est appliqué. Eh bien dans Gunnm cette idée est développée au maximum !

L’existence précède l’essence :

Si Ido est comme un père pour Gally, celle-ci n’est pour autant pas un pantin. Gally est sans doute le personnage féminin le plus fort tous mangas confondus à mes yeux (du moins parmi ceux que j’ai lus). Elle ne se laisse pas dicter sa vie, et réussit à convaincre Ido de lui fabriquer un corps qui corresponde à son essence. Dès cet instant, l’existence de Gally précède son essence. Elle obtient un corps puissant et capable de suivre tous ses instincts de combattante. Et à partir de ce moment du récit, Gally sera maîtresse de ses actes, à chaque fois qu’elle fera un choix elle se définira en tant qu’humaine, son corps ne sera tout le temps qu’à l’image de sa personnalité et de ses désirs profonds. Mais pourtant, la réalité finit par la rattraper et elle prend conscience que ce n’est qu’un corps artificiel, incapable d’aimer comme celui d’un humain, incapable de faire l’amour. Ici, Gally prend conscience de sa liberté aux travers de ses angoisses.

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Sartre dit que c’est l’angoisse qui nous ramène à l’étendue de nos capacités, de nos choix et donc de notre liberté. En effet, Gally se rend réellement compte de la puissance de son corps capable de réduire en morceaux le corps frêle de Yugo, celui qu’elle aime et elle s’angoisse « car [ses] conduites ne sont que possibles. » . C’est par la réflexion qu’il est possible pour Gally de se rendre compte de sa liberté, car après avoir tué des vingtaines de criminels, rien ne l’empêche d’écrabouiller Yugo.

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Ainsi, ne serait-ce pas là où se trouve toute l’humanité de Gally ? Dans ses réactions, dans la puissance de ses émotions et de sa personnalité ? Elle ressent l’amour, la crainte, la colère, la tristesse comme n’importe quel humain doué d’empathie.

Elle se remet également en cause et se trouve des excuses que Sartre condamne, elle a des pensées déterministes et se dit qu’elle doit toute sa vie à une machine de la même manière qu’un humain dirait qu’il doit sa vie à un Dieu. Sartre dit à ce propos que la détermination psychologique « est d’abord une conduite d’excuse, ou, si l’on veut, le fondement de toutes les conduites d’excuse ».

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10 réflexions sur “L’Existentialisme de Sartre transposé dans Gunnm

  1. Joli essai. Dommage que tu n’abordes pas les critiques que l’on peut faire à cet existentialisme qui a des relents de mauvaise conscience un peu méchants (puisque je suis libre de chez libre, je suis responsable de tout du début à la fin). Mais c’est beaucoup en demander, beau travail !

  2. Un corps de métal ou un corps de chair ; c’est « matériel ».

    Chacun à des avantages et des inconvénients.
    Dans un monde dangereux ; mieux vaut avoir un véhicule solide.

    ET, pour être ; il faut avoir.

  3. J’ai un peu de mal avec les concepts sartriens mais dans la deuxième partie, avec l’exemple de l’objet, la phrase ne serait pas plutôt : « C’est ce que Sartre appelle l’être EN soi » ?

    Sinon, concernant la mauvaise foi sartrienne (« se trouver des excuses ») je me demande, malgré mes grosses lacunes concernant Sartre, s’il condamne ces recherches d’excuses. En effet cette mauvaise foi « protègent » de la trop angoissante liberté et permet de se rassurer. Je pose donc franchement la question étant ignorant : Sartre condamne-t-il vraiment les excuses qu’on se donne, et estime que l’homme est capable de s’en passer ?

    • Déjà merci beaucoup pour ton commentaire ! En effet, il y avait bien une erreur. L’être en soi désigne tout ce qui n’a pas de conscience et l’être pour soi ce qui peut effectuer un retour sur soi-même.
      Pour ta deuxième question, de ce que j’ai compris, Sartre condamne bien la mauvaise foi. Pour lui, le fait que l’homme soit libre conduit toujours à une rétrospection de ses actes. Ces derniers peuvent être jugés moralement. S’il agit de manière active, en étant conscient de sa liberté, alors son acte sera positif mais s’il agit passivement, c’est-à-dire en se laissant aller, ce sera moralement mauvais. D’où le terme « mauvaise » foi. C’est une mauvaise excuse pour se rassurer et pour ne pas agir.

  4. Etant vraiment inculte à ce niveau il m’a fallu l’aide de ma belle fille (en 1ere L) pour aborder ton article. Intéressantes questions et surtout très bon parallèle ! Sartre avait l’air perché mais ses questionnement sur l’Humain sont passionnantes. Continues à mélanger de la culture de ce niveau avec les mangas ça instruira les gens comme moi ;) .

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