Depuis le 9 octobre 2019, il est possible de voir dans nos salles de cinéma le tant attendu film Joker, un origin story sur le grand antagoniste du même nom. Après visionnage, il y a deux constats à faire : tout le bruit assourdissant autour est compréhensible et il est assez difficile d’en parler. Comme j’aime les défis, j’ai décidé de m’y mettre avec quelques légers spoilers.
Il m’aura fallu vingt quatre heures pour pouvoir assimiler le film, ce que j’ai compris, aimé, détesté, et en parler. Comme prévu, le long métrage réalisé par Todd Phillips bouleverse pas mal les récents codes de l’univers DC Comics. Ici, nous sommes très loin des idées développées par les films de Zack Snyder, Patty Jenkins, David Ayer et James Wan. Adieu les fonds verts et les traitement de personnages “light” ou “laborieux”. On est en revanche plus proche de la trilogie Dark Knight… mais en mieux.
Le premier chamboulement est le fait qu’ici, il n’y a pas de super héros, le traitement du Joker n’est pas là pour mettre en valeur un Batman. Tout simplement parce qu’ici, il n’existe pas encore. D’ailleurs le Joker n’est pas là non plus car Todd Phillips s’intéresse à la personne derrière le grimage.
Arthur Fleck est un clown professionnel raté qui enchaîne les petits boulots pour subvenir à ses besoins et à ceux de sa mère avec laquelle il vit dans les banlieues éloignées de Gotham City. Il nourrit l’espoir de faire du stand-up afin d’atteindre une sphère sociale plus agréable. Après avoir été agressé en pleine rue, il va lentement glisser dans la folie et devenir l’antagoniste que tout le monde connait.
Quand le film s’ouvre sur la journée de travail d’Arthur, Todd Phillips prend soin d’introduire un contexte qu’il va être important de retenir tout au long du film. Gotham City est à l’agonie, une grève des éboueurs en est à son énième jour et il ne manque pas grand chose pour que la population descende dans la rue battre le pavé. Arthur, fait partie des oubliés de Gotham, cette classe méprisée, ignorée, moquée. La ville peinte par Phillips est la Gotham que tout le monde connait. C’est une ville poisseuse, avec ses rues glauques, sombres, sa violence quotidienne. Gotham est implantée dans une société qui ne jure que par la réussite et l’égoïsme et se noie dans une crise économique sans précédent. C’est cette ambiance lourde pesant sur Arthur Fleck qui va créer chez le spectateur de l’empathie pour lui.
Car en plus d’avoir une vie difficile et triste, Arthur souffre d’une neuropathie provoquant lors de phases de stress intenses des fous rires incontrôlables. C’est d’ailleurs à cause de l’une de ses crises que tout va basculer pour lui. La maladie est au centre du film de par la santé d’Arthur mais il est également possible de l’associer à d’autres thématiques.
Il y a cette société malade dans laquelle Arthur a grandi et dans laquelle il tente de survivre avec le peu de force qui lui reste. Les puissants de la ville affichent un certain dédain envers la classe pauvre, traitant de lâches ceux qui s’engouffrent dans la criminalité. Pour une raison précise, Arthur va se retrouver face à Thomas Wayne (père de Bruce) et le traitement de ce personnage est plutôt juste. Dans une opposition entre deux hommes de niveaux sociaux extrêmement différents, on va pouvoir constater que la question manichéenne dans ce film est totalement subjective. On est très loin (et c’est d’ailleurs très plaisant) d’une écriture un peu simpliste où la famille Wayne se montre sauveuse de Gotham. Difficile d’éviter le comparatif avec l’Amérique d’aujourd’hui avec ce milliardaire qui vise la mairie de Gotham et qui provoque par étroitesse d’esprit la situation sociale de la ville. On peut même aller plus loin en suggérant que Thomas Wayne a créer en premier l’ennemi de son fils précipitant ainsi sa fin et la naissance du super-héros de Gotham City. Une sorte de réponse au film de Tim Burton où c’est Batman qui donnait naissance au Joker. Et si suite il devait y avoir, le Batman arriverait dans une ville bien plus chaotique que ce que nous avons connu au cinéma.
Arthur Fleck souffre également de son isolement. A cause du système dans lequel il vit, qui ne peut lui permettre de prétendre à des revenus sérieux et à des aides sociales, il est obligé de s’occuper de sa mère et il est pour lui impossible de s’en émanciper. Socialement, Arthur n’est personne et ne peut même pas prétendre à une histoire d’amour. Todd Phillips jongle habillement avec cela tout le long du film permettant d’appuyer un peu plus sur le conditionnement social du personnage.
C’est en combinant différentes thématiques influençant le psychisme de Arthur, que Todd Phillips parvient à faire naître son Joker. Durant 122 minutes, le réalisateur va enchaîner les scènes choc sans prévenir et expliquer qu’il est logique qu’on en arrive à un final bouleversant. Il y a également des fulgurances au niveau du montage avec des cuts impeccables permettant de semer le doute dans notre lecture du film et servant aussi la structure du personnage. Cette méthode est un peu fourbe puisque ces cuts provoque de l’empathie et créant chez moi un sentiment de souillure extrême.
Joker n’a pas besoin de proposer une opposition de force pour parler de la naissance du plus grand méchant de DC Comics. Ici on nous livre un cauchemar sordide, lourd de sens, violent et diablement intelligent. Quand on lit ici et là qu’il y aura un après Joker dans l’histoire des super héros au cinéma, on est sans doute pas très loin de la vérité. Le film va bien plus loin que The Dark Knight et propose une satire complète du rêve américain, le mépris de la classe politique et des médias qui cautionnent cela.
Malheureusement, il faut aussi concéder que Todd Phillips ne donne pas toutes les cartes pour accéder au réel niveau de lecture du film. Si on se contente de la première couche, on plonge dans une violence légitime, une révolte qui ne peut être évité et c’est en cela que les premières minutes sont importantes, avec un contexte précis, c’est ensuite le personnage d’Arthur Fleck qu’il faut suivre et comprendre tout en prenant du recul. Son évolution et ses actions paraissent logiques mais paradoxalement, elles ne sont pas défendables. Arthur veut tel son prédécesseur Heath Ledger, bousculer l’ordre établi en introduisant une petite goutte d’anarchie. Il est dangereux et il ne sera jamais “cool”. Le Joker de Todd Phillips est un pur produit de ce qui ne va pas dans notre société et son message à la fin du film est à interpréter différemment de la manière dont il est énoncé. Oui la criminalité peut être fascinante tel un Ed Kemper ou un Charles Manson dans Mindhunter mais toujours dans l’idée de chercher à comprendre leurs psychologies.
Si Phillips a reconnu vouloir ne prendre aucun comics en considération pour l’écriture de son film, je trouve que son Arthur Flech colle parfaitement à celui du comics Killing Joke et on peut même penser à Rorschach de Watchmen tant il y a de similitudes (enfance difficile, discussions avec le psy etc…). Il est également impossible d’éviter de faire un lien avec V pour Vendetta. Alan Moore est partout.
Impossible de conclure cet article sans évoquer la prestation de Joaquin Phoenix qui est éblouissante à chaque seconde. Il est inquiétant tout le temps avec une modification de son visage en fonction des émotions. Il joue avec son corps le rendant terriblement horrible même de dos, sa maigreur est terrible. Ce Joker est difficile à regarder. Les comparaisons avec le Joker de Heath Ledger sont inévitables mais pour ma part elle n’a presque pas lieu d’être. D’abord parce que le personnage dans The Dark Knight est déjà installé dans sa folie et ne souhaite qu’apporter chaos et anarchie alors que celui de Joaquin Phoenix n’existe que dans le dernier tiers. Heath Ledger incarne un homme fou et violent. Phoenix lui est tantôt inquiétant, tantôt pathétique, triste ou inspire la pitié. Mais il ne paraît jamais gentil. Et lorsque Fleck se fait avaler par un Joker cruel, il ne nous reste en bouche qu’un sentiment de dégoût. La différence réside dans le temps que l’on prend pour retrouver ce sentiment commun.
A ce sujet, la transition entre Fleck et le Joker se fait dans une séquence dansante mêlant brio et malaise. Il y a d’abord cette mise en scène verticale. Tout le long du film, Arthur accède à son domicile ou au cœur de Gotham par le métro mais surtout par des escaliers interminables. Alors que sa vie n’est qu’une chute sans fin, il ne trouve un certain équilibre que chez lui en montant ces fameux escaliers. Et c’est en les descendant qu’il se confronte à la réalité sociale et s’enfonce doucement dans la folie. Vers la fin du film, il descend les marches en dansant de manière hypnotique, saccadée sur une musique de Gary Glitter.
A la vue du film et de la mise en scène minutieuse, je ne peux pas croire que ce choix musical est un pur hasard. Il faut savoir que Gary Glitter depuis 1997 est mêlé à diverses histoires judiciaires concernant de la pédopornographie, abus sexuel sur mineur et autres actes sordides. Depuis 2016 il purge une peine de 16 ans de prison pour acte pédophiles. A mon sens, cette association entre le changement de personnalité de Arthur et cette musique (et donc indirectement l’interprète) est mûrement réfléchie. Comme il est évident que le nom du club où s’exerce Arthur n’est pas un choix anodin (Pogo comme le tueur John Wayne Gacy dont le maquillage est identique à celui du Joker). La danse et plus largement les mouvements de corps de Joaquin Phoenix sont très importantes et donne un aspect Comics au film. Sa course poursuite dans les rues de Gotham et sa glissade, son costume de groom, son entrée dans le show TV de Murray Franklin (Robert De Niro) apporte un aspect burlesque au personnage. Là encore, la présence de Modern Times de Charlie Chaplin dans une certaine séquence n’est pas anodine. Joaquin Phoenix est évidemment oscarisable. Le reste du casting occupe très peu l’écran mais chaque personnage donnant la réplique à Phoenix est impeccable.
Il faut souligner le travail incroyable de Hildur Guðnadóttir, compositrice islandaise qui a officié récemment pour la série Chernobyl (OCS). Si Joaquin Phoenix est brillant par son jeu d’acteur, il doit aussi beaucoup à une musique originale incroyable et omniprésente qui souligne chaque étape franchie par Arthur.
S’il faut ajouter un petit bémol sur quelques pirouettes scénaristiques, et des cuts qui empêchent le film de basculer dans la perfection, Joker est un véritable coup de poing. Maintenant il va devoir se laisser engloutir par le public. Il ne fait aucun doute que sa vie après les salles de cinéma va continuer un long moment. Ne serait ce que pour les prochaines grandes cérémonies comme les Oscars où Joaquin Phoenix pourrait être justement récompensé. Sa prestation est incroyable. Todd Phillips réussi un coup de maître en offrant en 2019 la preuve qu’il est encore possible de faire des films courageux et plein de noirceur à Hollywood. En s’entourant de la bonne équipe technique (la photographie est incroyable) et en prenant le temps d’écrire un personnage, Phillips prouve que les personnages de comics sont intéressants. Il montre aussi qu’il est possible de faire des films de super héros pour ados et proposer des expériences pour les adultes avec un petit budget (55M $). Car oui, ce film doit prendre sa place dans l’univers ciné de DC Comics. On assiste à la naissance d’un « super-vilain » de la même manière que le mythe de Batman s’est forgé. Tout le long du film, il y a des hommages au Taxi Driver de Martin Scorcese mais surtout il y a beaucoup de référence au Batverse et la jonction est un peu faite au bulldozer. Attention toutefois à ne pas sur-analyser ce film. Il est important car peut probablement poser une nouvelle base pour le genre mais on parle avant tout d’une oeuvre de fiction.
Joker est aussi impressionnant que corrosif et effroyablement en phase avec son époque.
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