Aujourd’hui, on ne s’attaque absolument pas au sempiternel débat opposant la VO à la VF. Si la question de telle ou telle préférence déchaîne encore les passions de temps à autre, il faut bien reconnaître la vacuité du sujet et l’indifférence qu’il peut susciter chez ceux indifférents aux querelles de chapelles. Seule garantie – parcourue naturellement de quelques exceptions – celle de découvrir une œuvre dans son intégrité la plus totale dans sa version originale, puisque telle que pensée, conçue et dirigée en premier lieu.
Aussi le doublage français peut-il se révéler problématique, et pas seulement parce que les textes ont été mal adaptés, que les comédiens jouent n’importe comment ou qu’on a fait appel à Antoine Griezmann pour doubler Superman. En témoignent deux exemples parmi tant d’autres, dans lesquels une performance fondamentalement honnête sur la base de textes fidèles à la version d’origine agit pourtant contre ce que le film est censé véhiculer à ce moment-là. On le répète, il ne s’agit pas ici d’un réquisitoire contre la VF, et les petits soucis évoqués ne sont absolument pas rédhibitoires : chaque doublage est excellent dans sa globalité et il s’agit de deux films qu’il convient de découvrir si ce n’est pas déjà fait, peu importe la version choisie tant qu’elle colle le mieux à votre confort de visionnage. Mais le confort n’a jamais empêché un petit peu de réflexion, et ça tombe bien, on aime bien ça chez Nostroblog.


On attaque avec un chef-d’œuvre absolu en la bobine de Si tu tends l’oreille, dans lequel l’excellente Kelly Marot prête sa voix au personnage de Shizuku dans la VF. La scène qui m’intéresse est celle où la jeune fille se met à chanter sa version de Country Roads, avec la complicité de Seiji au violon. La chanson est très belle, joliment interprétée par Kelly Marot, qui est en plus chanteuse donc ça tombe bien, puisque ça se ressent clairement. Mais c’est bien ça le souci !
Et pour s’en rendre compte, il faut bien comprendre l’enjeu et la symbolique de la scène. A cet instant du film, Shizuku est en pleine incertitude identitaire. Elle se passionne pour les contes de fées, écrit des paroles de chansons mais ne sait pas encore qui elle veut être. Autour d’elle, le monde évolue en permanence : une copine amoureuse, une mère qui reprend ses études, un père dont l’emploi est en pleine transition technologique, une sœur étudiante qui s’apprête à déménager, une ville effervescente… Et au milieu, Shizuku, rat de bibliothèque qui erre de récit en récit, se désintéresse de ses examens en profitant de la stase estivale.
La scène qui nous intéresse se situe très exactement au milieu du film et incarne une transition fondamentale dans l’évolution du personnage : la première moitié du film témoignait de son insouciance, quand tout ce qui suivra la montrera se confronter à la réalité, travailler pour devenir qui elle veut être. Une transition qui se voit littéralement à l’image.


D’abord stressée et raide comme un piquet, l’adolescente va progressivement sourire et se mettre à danser, en accord avec les paroles qui évoqueront sa solitude, puis sa marche déterminée vers l’avant. Mais cette marche peut être très longue et c’est là tout le sens de l’analogie évoquée plus tard par Nishi, selon laquelle une pierre brute peut, une fois polie, révéler des éclats d’émeraude. Seiji a été caractérisé de cette manière : c’est lui qui a fabriqué le violon qu’il utilise à ce moment-là mais reconnait clairement son imperfection. L’éclosion du talent nécessite un travail sur la durée, d’où le fait qu’en VO, Shizuku chante faux ! Tout l’intérêt de la scène n’est pas seulement de nous faire profiter d’une petite chansonnette, mais de nous montrer deux pierres brutes qui restent à polir ; un son de violon brouillon et une voix hésitante dont l’association va pourtant donner naissance à l’une des plus belles scènes du film. Autrement dit, la beauté peut naître de l’imperfection, ce que les yeux du Baron avaient déjà révélé quelques minutes plus tôt puisque résultant d’un défaut de fabrication. Par extension, le talent naît du travail, comme des éclats d’émeraudes naissent du polissage d’une pierre brute, soit le grand thème de l’heure qui va suivre. Une notion abstraite brillamment exprimée de manière cinématographique, ressentie par le spectateur dans la VO mais qu’une chanteuse douée et déjà accomplie comme Kelly Marot oblitère purement et simplement puisqu’en chantant « bien », le ton de la scène change du tout au tout, loin de ses intentions d’origine. La pierre que l’on nous présente ici est déjà polie.
En modifiant ainsi la perception émotionnelle du spectateur, la version française l’écarte de l’enjeu de la scène. La Shizuku de la VF n’est plus une écrivaine qui se cherche, mais une chanteuse qui s’ignore, et qui n’a, de fait, aucune notion à transmettre au spectateur puisque d’emblée montrée comme talentueuse. Mais de la même manière que Seiji n’est pas violoniste mais luthier, Shizuku est écrivaine, pas chanteuse ! Vidée de sa substance, la scène ne dit plus rien du personnage et n’est donc plus qu’une pause musicale plaisante mais totalement vaine.

Toujours dans le registre de la caractérisation, le doublage de Miss Hokusai se pose là dans cette dichotomie manifeste entre les velléités premières et leur adaptation dans la langue du Chef Otaku. Pour rappel, le film de Keiichi Hara suit le quotidien de O-Ei Hokusai, et en partie la relation qu’elle entretient avec son artiste de père. Et si l’on en juge la première scène dans sa version française, c’est une relation plutôt épanouie à laquelle nous allons assister. Avec une voix douce et empathique, Pauline de Meurville interprète O-Ei en dressant un portrait attendrissant, presque admiratif, de Hokusai. Problème, le personnage a en réalité une relation tout à fait ambivalente avec son père, ce que cette première interprétation ne nous permet absolument pas d’appréhender. Et pour cause : dans le making-of disponible sur le blu-ray du film, Anne Watanabe offre sur cette scène une performance similaire à la VF, que Keiichi Hara qualifiera de « charmante ». Il lui demande alors de rejouer son texte de manière plus menaçante, en accord la personnalité d’O-Ei que l’on découvrira pour le moins défiante envers son père. Le réalisateur fusionnera finalement les deux compositions de l’actrice pour donner au résultat final, celui que l’on entend dans le film en version originale, la dualité caractéristique d’O-Ei, dont les sentiments envers Hokusai sont partagés entre l’admiration de l’artiste et le mépris de la figure paternelle.
Là encore, Pauline de Meurville offre fondamentalement un doublage de qualité pour qui découvre le film sans se poser de questions, mais qui n’a pas toujours la cohérence voulue par son personnage. D’autres scènes feront également d’O-Ei une femme molle plutôt que caractérielle, mélancolique plutôt que blasée, douce plutôt que distante, empathique plutôt qu’indifférente. Bref, des scènes qui ne saisiront pas O-Ei dans toute sa complexité, ce qui reste pour le moins paradoxal pour un film tout entier porté sur la sensibilité et la capacité à ressentir le monde.
Article très intéressant ! C’est incroyable comme des différences de doublage qui semblent être des détails ont en réalité une importance capitale et modifient du tout au tout le sens de la scène.