Quand le BL s’engouffre dans l’horreur

Si au départ, j’ai voulu écrire sur l’horreur, j’ai tout de suite remarqué que j’oscillais entre description d’ambiance et sentiment de folie. L’horreur joue avant tout avec nos émotions et nos sensations, qu’elle soit immédiatement comprise par les lecteurs ou plutôt implicite, et que ce n’est qu’une fois l’œuvre refermée que les images les plus marquantes naviguent dans notre esprit dans un frisson glauque.

Peut-être que toutes les œuvres choisies ne pourraient être classées dans le genre horrifique et cependant, celles là ont un point commun: la perception de désespoir et l’impuissance, des protagonistes, mais aussi des lecteurs. L’empathie est grande, avec les héros dont nous suivons les aventures, et cette sensation d’être piégés avec eux dans les situations les plus retorses et inextricables est d’autant plus éprouvante.

Il s’agit donc, encore et toujours, d’écrire sur l’esprit humain qui perd pied et nous entraine dans sa chute. Dans cette sélection de 9 mangas, j’ai tenté de voyager dans ce qui pouvait être le boy’s love le plus sombre ou le plus délicieusement gore, dont certains ont planté un décor digne de Lovecraft.

La mort est tapie dans les nuages

La peur rôde dans la nuit

Car les morts dans leurs suaires

Saluent la fuite précipitée du soleil

(Howard Phillips Lovecraft, extrait de L’horreur de Yulé, 1926)

Boy’s Next Door de Kaori Yuki

One-shot, Editions Tonkam

Il est inconcevable de ne pas évoquer Kaori Yuki lorsque l’on parle de romances horrifiques. Même si on ne peut les qualifier de boy’s love, quasiment toutes ses œuvres sont empreintes de relations ambiguës entre ses personnages masculins, de sa célèbre saga Angel Sanctuary jusqu’au très sombre Comte Cain. L’autrice aime naviguer dans des ambiances gothiques, où l’horreur du genre humain côtoie le surnaturel, puisant ses effets scénaristiques dans les fondements du récit fantastique, mélangeant le rêve, la folie et le réel.

Dans Kaine, déjà, elle nous raconte une histoire d’amour qui transcende le complot et le mensonge, dans un thriller romantique où les personnages se perdent puis se retrouvent. Mais son point d’orgue est sans conteste Boy’s next door, sorti en France chez Tonkam, en 2009. Le récit nous emporte, à travers la rencontre d’Adrian, un tueur en série de jeunes garçons qui se prostituent, et de Lawrence, un jeune homme qui vend son corps, prisonnier de celui qui gère la pègre de la ville. Si leur première rencontre se fait sous fond de chantage, les deux hommes verront leurs destins s’entremêler dans une histoire passionnelle et tragique.

Boy’s next door fut prépublié dans le magazine Hana to Yume en 1998. L’autrice aime jouer avec la mort, le meurtre ou le suicide. On y retrouve l’ambiance de Comte Cain et de God Child et la relation des personnages n’est pas sans rappeler celle de Cain et Riff. Elle est probablement l’histoire la plus marquante des œuvres de Kaori Yuki, celle sur laquelle on tombe peut-être par hasard, dans un recueil qui contient d’autres œuvres de jeunesse, et on se retrouve fasciné par ces pages sur lesquelles l’autrice a noirci les cases de toute sa folie.

Heartless de Masumi Nishin

One-shot, Editions Hana

Celui ou celle qui s’est déjà égaré dans les limbes peu recommandables du net aura peut-être tenté de s’introduire dans l’esprit tordu de Masumi Nishin. Son incroyable one-shot Feeding Lamb, inédit chez nous, nous met face à ce que l’humain peut faire de pire, au fil des diverses tortures auxquelles le personnage principal s’adonne. Son trait est reconnaissable, très esthétique et réaliste, et toute l’horreur que l’autrice a envie de nous dévoiler se déverse, de façon crue, franche et sans filtre.

Lorsque les éditions Hana sortent Heartless, en 2018, c’est une vraie surprise. Ses one-shots étant très violents, il était difficile d’imaginer voir arriver ses œuvres en français. Et pourtant, c’est l’un de ses plus beaux mangas qui foule enfin nos terres. Prépublié dans le magazine Opera en 2017, Heartless frappe tout d’abord par la beauté de son trait, surtout dans l’incarnation du succube qui sillonne les routes avec Manuel, son humain. Nous sommes témoins tantôt de leurs aventures, tantôt de celles de religieux tueurs de monstres qui les ont pris en chasse.

Masumi Nishin a cette façon bien à elle de nous raconter des histoires sans héros. Difficile de réellement s’attacher à ses personnages, souvent méprisables ou détestables. Cependant, le succube de Heartless est tellement beau qu’il en devient fascinant et, sous le charme, on se plait à le suivre et à accepter sa passion dévorante et meurtrière pour ses proies humaines.

MADK de Ryo Suzuri

1 tome en cours, Editions Taifu Comics

Nous connaissions déjà Ryo Suzuri grâce au très beau manga Centaures, édité par Glénat, sous un autre nom de plume, Ryo Sumiyoshi. Mais MADK nous ouvre une autre porte vers une ambiance toute singulière. Prépublié au Japon dans le magazine Canna en 2017, il débarque chez nous à l’improviste deux ans plus tard, édité par Taifu Comics. Sortie étonnante, tant son univers est différent de ce qu’on a l’habitude de voir sur les étagères de nos librairies.

MADK est un véritable conte baroque, empreint d’eroguro. Le premier chapitre donne le ton, dans un gore délirant. Makoto, un jeune garçon dont les pulsions déviantes le rendent profondément malheureux, invoque un démon supérieur afin de lui faire le souhait suivant : lui permettre de manger sa chair et ses entrailles. Une fois qu’il sera satisfait, le démon, nommé J, pourra l’emporter. Et commencera alors la vie de Makoto dans les Enfers, sous le regard parfois sadique, parfois bienveillant de J, dans un monde où les mots sont plus puissants que les gestes et établissent la hiérarchie des créatures qui le peuplent.

L’autrice s’amuse follement, dans ce récit : l’ingéniosité de ses scènes de vie dans lesquelles évoluent ses personnages, les décors baroques et les costumes extravagants, soutenus par un coup de crayon unique qui convient tellement bien à son univers. Il est décidément bien agréable de suivre Makoto, au fil de ses souffrances et de ses émotions, se voir torturer sans raison ou se permettre de manger, au détour d’une de ses aventures, un petit morceau de chair de J.

Bon appétit.

Ito-san de Sui Kuraka

One-shot, Editions Hana

Dans ce titre sombre et oppressant, Sui Kuraka nous entraîne dans la cavale de Kyosuke et Ito-san. Une escapade, deux âmes perdues et la mort à leurs trousses, le décor est planté par l’autrice à la manière d’un film noir. On y entend la pluie au fil des pages, on y sent le sang et la crasse et on y regarde la misère humaine au détour des ruelles. Le trait de l’autrice est fin et incisif, et les aplats de noir ne font que renforcer l’ambiance pesante du récit.

Dans ce monde un peu triste, Kyosuke vend son corps pour quelques billets à des vieux dégueulasses et rencontre Ito-san, client un peu bizarre, qui l’achète sans le toucher. Jusqu’au jour où tout dérape. Kyosuke réalise que cette vie-là, il n’en veut plus. Il veut qu’Ito-san l’enlève, et s’il ne l’accepte pas, autant mourir. « Toi et moi, on n’a nulle part où aller, et pourtant tu es là ». On assiste alors à leur fuite, amants maudits, jusqu’au dénouement.

Sorti en France aux Editions Hana en 2016, Ito-san est prépublié au Japon dans le magazine Opera, qui décidément, regorge de perles atypiques. Si le magazine est celui qui publie Masumi Nishin, c’est également lui qui nous a fait découvrir Doukyusei de Asumiko Nakamura, Canis de Zakk ou encore The Wize Wize Beasts of The Wizarding Wizdoms de Nagabe. Inédit en France, un préquel de Ito-san est sorti au Japon sous le titre de I: Episode 0.

Killing Stalking de Koogi

3 tomes en cours, Editions Taifu Comics

Originellement un webtoon coréen diffusé sur Lezhin, Killing Stalking est publié en France chez Taifu Comics depuis 2020, le premier webtoon boy’s love à atteindre nos terres. Il nous raconte l’histoire de Bum, jeune homme mal dans sa peau, fasciné par le beau Sangwoo, et qui ira jusqu’à l’espionner et le suivre chez lui. Le jour où il pénètre par effraction dans sa maison, il y découvre un sous-sol et une jeune femme nue, ligotée, à même le sol de la cave. Sangwoo le surprend, tue la jeune femme et propose à un Bum terrorisé de prendre sa place.

Nous sommes emmenés, au fil des chapitres du manhwa, dans la relation entre Sangwoo et Bum, complètement dysfonctionnelle, malsaine et affolante, mais définitivement fascinante. Impossible d’en détacher nos yeux, entre syndrome de Stockholm et manipulation, amour et possession, codépendance et folie. On se sent glisser avec Bum, dans son attirance folle, qui s’alterne avec ses tentatives de fuite loin de la maison du monstre dans laquelle il est entré et au sein de laquelle il est coincé, dans une ambiance suffocante.

Un conseil pour celles et ceux qui se perdront dans le récit de Koogi jusqu’à la fin : le dernier chapitre sur la plateforme de Lezhin est accompagné d’une bande son, un morceau de musique qui permet de vivre la fin de l’histoire en immersion, nous plongeant littéralement dans les derniers pas des protagonistes. La profondeur et la tristesse de ces quasiment 20 minutes de musique est révélatrice des émotions que l’on ressentira, en témoin impuissant de leur santé mentale qui vacille et s’écrase sur le sol, comme un crash au ralenti.

Boys of the Dead de Douji Tomita

One-shot, Editions Akata

Du fond de son lit d’hôpital, nous raconte Douji Tomita dans sa postface, elle écrit, en cachette de son éditeur, les trois histoires qui composent ce recueil. Une ambiance de fin du monde, les pages noircies par l’encre, la nuit comme décor, la déambulation dans les cimetières, le son du glas, le vieux bar où s’arrêtent les voyageurs de passage, en route du pire ou vers le pire, et au milieu de toute cette atmosphère, des personnes qui se rencontrent, se quittent ou ne se lâchent pas.

Il y a de la romance, dans ce titre, sous toute la couche de cadavres et de zombies qui hantent les rues des villes désertées et des villages détruits. Un peu de passion, par-delà l’horreur, l’apocalypse et la mort. De l’amour en perdition et des histoires douces-amères, sont-elles tragiques ou heureuses, impossible de le dire. La seule chose dont on peut être certain, c’est qu’on aurait aimé rester encore un peu plus longtemps en compagnie des protagonistes, dans ce monde noir de crasse où le soleil n’a plus vraiment l’air de darder ses rayons.

Sorti en 2020 au Japon et prépublié par le magazine Canna, le titre était très attendu dans nos contrées. Après une sortie numérique en octobre 2021, les éditions Akata l’éditent enfin en version papier en février 2022. Les deux one-shots de l’autrice, Tuer la bête et Dans l’ombre de ton regard, sont également disponibles en version numérique chez l’éditeur français.

La Cage de la Mante Religieuse de Psyche Delico

4 tomes en cours, Editions Hana

Lorsque Psyche Delico débarque chez nous en 2016, avec le titre Choco Strawberry Vanilla, elle pose les bases de ses récits : ses personnages sont fantasques, égoïstes et effrontés, peuvent défoncer les normes et tomber en disgrâce mais aussi s’énamourer dans une sensualité terriblement érotique. Le premier tome de La cage de la mante religieuse, prépublié au Japon dans le magazine On Blue, sort chez nous fin de l’année 2017. Le manga s’est d’ailleurs conclut dernièrement dans son pays d’origine avec la sortie de son cinquième tome.

L’histoire prend place durant l’ère Showa. Ikurô Tôma, héritier d’une grande famille, vient de perdre son père et est ainsi tout désigné pour prendre la tête de l’entreprise familiale. Mais la maison cache un lourd secret, un grand frère au corps d’adulte mais à l’esprit d’enfant, qu’Ikurô tient pour responsable de la mort de ses parents. La seule personne sur laquelle il peut encore compter est son serviteur, Norihiko, avec lequel il entretient une relation pour le moins ambiguë.

« Voilà donc comment les gens se brisent… » Cette pensée de Norihiko pourrait aisément résumer toute l’œuvre. Les relations qui se nouent et se dénouent entre les personnages les font sombrer tour à tour dans la folie, le désespoir ou le renoncement. S’entremêlent les conventions sociales, les traditions, la décadence et cette envie irrépressible de liberté que l’on ne peut éprouver que lorsque l’on est en cage. Sous le crayon très reconnaissable de Psyche Delico, ses créatures évoluent presqu’en huis-clos. Ses personnages, follement beaux, s’avilissent dans le plaisir et la souffrance et nous, lecteurs voyeurs, ne pouvons qu’attendre le dénouement.

In These Words de Guilt / Pleasure

3 tomes en cours, Editions Taifu Comics

Ce récit est pour celles et ceux que les serial-killers fascinent et que les esprits du Malin, dans lesquels se cachent toutes les perversions, égarent dans une attirance morbide. On y rencontre le docteur Katsuya Asano, un docteur en psychiatrie criminelle, amené à aider la police de Tokyo à attraper un tueur en série qui assassine et mutile des jeunes hommes. S’ensuit alors une intrigue noire, mêlant rêve et réalité, agrémentée de quelques rebondissements auxquels on ne s’attend pas. Le trait est très réaliste et esthétique, soulignant pour le bonheur de nos yeux l’érotisme des corps et de leurs souffrances.

L’histoire nous embarque très vite dans sa complexité : le premier tome nous laisse un peu sur le carreau, au milieu de ce que l’on a compris, de ce que l’on pense comprendre et de ce qui reste décidément un mystère. Une ambiance à l’américaine et pour cause, les deux autrices, originaires de Taiwan, vivent aux Etats-unis. L’une d’elle, Narcissus, est même une ancienne flic. C’est lors de sa rencontre avec Jun Togai, dessinatrice professionnelle, qu’est créé le cercle Guilt / Pleasure en 2010. Elles se rejoignent toutes deux dans le désir d’aborder des thèmes plus sombres et plus adultes dans le boy’s love.

L’œuvre est éditée chez nous par Taifu Comics depuis 2014, dans deux éditions différentes, dont une édition limitée très belle, cartonnée et dans un format plus grand. L’éditeur a également sorti des dôjinshi liés à l’histoire principale, dont une compilation sous un format hybride roman-manga, sorti en début d’année 2022.

Les Couloirs de l’Abîme de Saburo Nagai

1 tome en cours, Editions Hana

Prépublié depuis 2019 dans le magazine Comic Be et édité chez nous par les Editions Hana, spin-off du très joli Smells Like Green SpiritLes Couloirs de l’Abîme nous emmène dans l’esprit tordu de Yanagida, le professeur agresseur du manga précédent de l’autrice. Déboussolé après ses mésaventures, il erre de villes en villages, en essayant de passer inaperçu, de se cacher, des autres et de lui-même. Il se transforme au fil de ses pérégrinations en monstre noir, poilu, connu sous le nom de Mossan et alimentant tout un tas de rumeurs plus affreuses les unes que les autres derrière son passage.

Le jour où il s’arrête sur cette île, où tout le monde se connait, il décide de reprendre visage humain. Derrière son sourire de façade, il lance à chaque personne qu’il croise une malédiction, grommelée entre ses dents, jusqu’au jour où il capte l’attention de Nagisa. Celui-ci est un gamin élancé, aux cheveux noirs et à la peau blanche, et réveille chez Yanagida tout son traumatisme d’enfance. Parce que Nagisa, sous ses airs de gosse enjoué aux occupations triviales, cache un secret et une personnalité bien particulière.

Le réveil du monstre est décidément graphique, dans cette œuvre très aboutie de Saburo Nagai. On sent que l’autrice se laisse aller à ses envies les plus sombres de dessiner les désirs tordus et traumas du genre humain. Il n’y a aucun juge, dans ce manga, si ce n’est le personnage principal envers lui-même. Ces couloirs qu’il emprunte, dans lesquels il se perd, tombe, se relève et se blesse sont ceux-là même dans lesquels nous naviguons au fil des pages. En trouverons-nous la fin ensemble ? Il y a un plaisir certain à errer avec lui, à le regarder se débattre encore et encore jusqu’à se noyer, donnant tout son sens au titre original de l’œuvre, Shintan Kairô, « le couloir de l’étang profond ».

3 réflexions sur “Quand le BL s’engouffre dans l’horreur

  1. Ton article me donne furieusement envie de lire Killing Stalking, je te dis pas merci ! Concernant le reste, je les adore déjà tous et je partage ta vision de l’horreur, ça me parle également beaucoup.

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