Fleurs de pierre (Ishi no Hana), publié au Japon entre 1983 et 1986 dans Comic Tom, est un des trois principaux mangas d’Hisashi Sakaguchi (1946-1995), auteur que Naoki Urasawa décrit comme son « héros » dans une interview publiée dans la version Deluxe de la Kodansha de Fleurs de pierre, en 2002. Décédé à seulement 49 ans, l’auteur a fait ses armes dans l’animation, auprès d’Osamu Tezuka dont il admirait les travaux, avant de commencer à publier ses propres mangas, dont les plus connus sont Version, Ikkyu, et celui dont nous allons présentement parler.

Fleurs de pierre est une fresque historique en 5 volumes, dont le premier tome est de retour, depuis le 5 octobre 2022, dans les librairies françaises grâce aux éditions Revival. Pourquoi parler de retour ? Une première édition était parue chez Vents d’Ouest en 1997, mais avait été interrompue après 3 tomes. C’est donc avec excitation que les amateurs de mangas historiques ont attendu cette nouvelle mouture. Et le moins que l’on puisse dire, c’est que pour cette édition, les éditions Revival ont vu les choses en grand, avec un bel écrin pour accueillir cette œuvre importante et si particulière : un grand format 21x28cm, 304 pages, un papier de qualité, une traduction d’Ilan Nguyên, une introduction agréable de Kenzo Suzuki et Vincent Bernière, et une édition de l’œuvre s’appuyant sur la version de Kadokawa, sortie début 2022 au Japon, avec nouvelle numérisation des planches originales et corrigeant « les erreurs de dialogue, de coloris et de découpage »1.
De quoi parle Fleurs de pierre ? L’histoire prend place en 1941, au cours de la Seconde guerre mondiale, dans l’ancien Royaume de Yougoslavie, et débute dans le village de Danas, situé dans sa partie slovène. On y suit Krila, un jeune garçon né en Slovénie, et Fi, sa camarade, au moment où le Royaume de Yougoslavie, entité multinationale établie en tant que telle en 1929, bascule dans la guerre, avec son invasion et son démantèlement par l’Allemagne nazie, aidée par des forces italiennes et hongroises, en avril 1941. Cette invasion a lieu après un coup d’Etat d’officiers Serbes, survenu à la suite de la signature, par Paul le prince régent de Yougoslavie, d’une adhésion au pacte tripartite, permettant à l’Allemagne nazie de faire passer ses troupes pour mener le front face aux Grecs qui tiennent en échec l’armée italienne fasciste. Le coup d’Etat déclenche l’ire d’Hitler, lequel décide de « rayer la Yougoslavie de la carte », comme le rappellent les historiens Jean Lopez et Lasha Otkhmezuri2. La bataille est violente et expéditive : en 12 jours (6 au 17 avril), l’armée yougoslave est en déroute et capitule. Le pays est divisé, avec notamment la formation d’un Etat indépendant de Croatie, possédant un gouvernement fantoche avec les Oustachis acquis à la cause de Hitler… Ces Oustachis participent activement à des violences contre les Serbes, Juifs et Roms. Le village de Danas, dans lequel débute l’histoire de Fleurs de pierre, est attaqué et dévasté par des troupes italiennes, les camarades de Krila sont tués sous ses yeux au cours d’une sortie scolaire, et Fi est envoyée dans un camp de concentration.
L’horreur de la guerre est retranscrite dans toute sa brutalité, et l’on passe soudainement de l’insouciance de la jeunesse, en visite dans les grottes Kartisques de Postojna, aux massacres les plus froids des troupes de l’Axe, n’épargnant ni femmes ni enfants, plongeant des populations entières dans le dénuement, la servitude… et la mort. La capitale est bombardée massivement, l’armée yougoslave est dépassée et est mise à mal tant au niveau matériel, tactique, qu’au niveau de la préparation globale. C’est à travers le regard de Krilo que nous nous trouvons plongés dans cette histoire qui nous dépasse, et face à laquelle nous sommes tout aussi impuissants. En effet, dans ce pays occupé, les violences surgissent de toutes parts, et la réalité des camps de concentration est montrée dans toute sa cruauté, avec la déshumanisation qui s’opère sans fard : « ferme la ! Vous n’avez plus rien d’humain ! Désormais, vous n’êtes plus que des numéros ! ». On y voit des femmes rasées, des exécutions, une répression féroce… mais surtout émerger une fracture intérieure entre des zones et groupes collaborant avec l’ennemi, participant activement aux massacres (les Oustachis croates), l’ennemi instrumentalisant des divisions internes constitutives du Royaume de Yougoslavie, afin de provoquer les violences inter-communautaires3. Mais loin de se contenter de montrer cette fragmentation, le manga montre la naissance de poches de résistance actives (avec les Tchetniks nationalistes et royalistes dirigés par Draza Mihailovic, et les Partisans, communistes, dirigés par Tito) et favoriser une nouvelle union. C’est dans ce contexte que Krilo s’engage dans la clandestinité, tout d’abord dans l’espoir de retrouver son frère, Ivan. De son côté Fi est conduite de force dans la résidence occupée par Meissner, dont les ambitions demeurent encore obscures, mais qui aura sans doute un grand rôle à jouer dans la suite de l’histoire, par ses actions, mais surtout par son questionnement de ce qui se joue sous nos yeux. En effet, cet officier nazi questionne rapidement le conflit de représentations du monde qui fait rage au cœur de la guerre, entre celle d’Ivan et la sienne, entre égalité et inégalité des êtres humains. Et en filigrane, tout le récit semble s’articuler autour de différences de représentations… de l’humanité, de la nation, voire de la réalité, comme le montre la métaphore des stalagmites qui pourraient être vues comme… des Fleurs de pierre. Il est probable que les prochains volumes nous en apprendront plus sur l’orientation que prend ce conflit de valeurs.
Si le ton général de l’œuvre est tragique, Sakaguchi ne manque cependant pas une occasion pour distiller des moments de comédie bien choisis, notamment via le personnage exubérant de Mint, permettant de désamorcer des situations par ailleurs intenables… accordant ainsi à son lecteur des instants de respiration.
Pourquoi Sakaguchi met-il en scène une partie de l’Histoire du Royaume de Yougoslavie, au cours de la Seconde Guerre Mondiale ? Si le mangaka rapporte qu’il apprécie écrire des histoires dans des horizons éloignés de sa vie quotidienne, il précise toutefois avoir été intéressé par le mouvement des Partisans, mouvement de guérilla communiste dirigé par Tito, et la complexité de la situation du Royaume de Yougoslavie « où coexistent cinq peuples, quatre langues, trois religions et deux écritures »4. Il ajoute qu’il trouvait « intéressant […] de considérer cet environnement complexe comme pouvant s’apparenter à une version réduite du monde qui est le nôtre »5. Il a vraisemblablement découvert cette période après visionnage de films comme Krvava bajka, réalisé par Branimir Tori Jankovic, ou Kozara de Veljko Bulajic, à la fin des années 1960.

Sur un aspect plus graphique, le dessin de Sakaguchi est fin, précis, dénué de fioritures, mais parvient à ménager quelques espaces à des plans plus méditatifs. Sa composition, claire et lisible, use en effet, quand il le faut, de pleines pages pour montrer, outre l’ampleur des destructions… la solitude abyssale des personnages. Ces dessins sont accompagnés de dialogues souvent denses et informatifs, nous apportant nombre d’éléments contextuels, sans pourtant perdre le lecteur.
Ainsi, ce premier tome, captivant, nous tient d’ores et déjà en haleine grâce à sa narration rythmée et des personnages attachants. L’histoire n’en est qu’à son commencement, mais émergent déjà nombre de questions et de pistes. Il nous tarde de découvrir la suite de ce qui s’annonce comme un chef d’œuvre. Revival nous offre un immense cadeau en rééditant Hisashi Sakaguchi, un retour de Ikkyu étant également annoncé. Savourons donc cette (re)découverte.
(Mes remerciements pour la relecture à Caroline Muller, Maîtresse de conférences en histoire contemporaine)
© Hisashi Sakaguchi et Editions Revival
Notes
1 « Des fleurs intérieures », Kenzo Suzuki, Vincent Bernière, introduction à Fleurs de pierre, tome 1, Hisashi Sakaguchi, Editions Revival, 2022, note 20, p.8
2 Barbarossa : 1941. La guerre absolue. Jean Lopez, Lasah Otkhmezuri, Editions Passés Composés, 2019, version ebook, p. 285
3 LSD, la série documentaires : Aux origines de la Yougoslavie, France Culture, 10 janvier 2022
4 « Pourquoi représenter la Yougoslavie dans un manga ? », publié dans Fleurs de pierre, vol. 5, version petit format, Kodansha, 1996, p.275-278, et cité par Kenzo Suzuki, Vincent Bernière, ibid., p.7
5 Ibid.
Bibliographie
Fleurs de pierre, tome 1, Hisashi Sakaguchi, Editions Revival, 2022
« Des fleurs intérieures », Kenzo Suzuki, Vincent Bernière, introduction à Fleurs de pierre, tome 1, Hisashi Sakaguchi, Editions Revival, 2022
Atom, volume 22, Septembre, Octobre, Novembre 2022
Barbarossa : 1941. La guerre absolue. Jean Lopez, Lasah Otkhmezuri, Editions Passés Composés, 2019
LSD, la série documentaires : Aux origines de la Yougoslavie, France Culture, 10 janvier 2022 ; Aux origines de la Yougoslavie : épisode 1/4 du podcast Yougoslavie, la guerre au cœur de l’Europe ou le réveil des nationalismes (radiofrance.fr)
Site officiel de l’auteur : https://hisashi-s.jp