Les amateurs de musiques extrêmes ou de légendes sombres ont très certainement entendu parler de la « comtesse sanguinaire », Elisabeth Báthory, dont les crimes, la cruauté supposée et la figure vampirique, se baignant dans le sang de ses victimes, ont fait l’objet de multiples adaptations et récits. Dans le milieu de la musique Metal, notamment, on compte un très grand nombre de références, de thématiques et chansons hommages, tout comme en littérature, au cinéma, etc.
Mais cette réputation est-elle bien justifiée ? Les faits rapportés sont-ils basés sur des témoignages fiables ? Qu’en est-il de la réalité historique ?
Ce sont, entre autres, les questions posées par la première bande dessinée de Anne-Perrine Couët en tant qu’autrice complète (elle avait par le passé participé à des projets collectifs), publiée aux éditions Steinkis. Celle-ci prend place au XVIe siècle, dans un royaume de Hongrie alors divisé en trois parties, avec à l’ouest une zone intégrée au Saint-Empire romain germanique sous le règne des Habsbourg ; la principauté de Transylvanie à l’est, dominée par l’empire Ottoman, et la zone centrale/méridionale aussi sous la férule de l’empire Ottoman. La famille Báthory, composée de nobles hongrois, possédait un grand nombre de domaines en Hongrie, dans la principauté de Transylvanie et en Pologne, et donc une influence et un pouvoir considérables. Elisabeth nait le 7 août 1560 à Nyirbator, fille du comte György et de la comtesse Anna Báthory. Elle vit et grandit dans un milieu où superstitions, herboristerie et soins chirurgicaux archaïques s’entremêlent. Elle se marie avec le comte Ferenc Nadasdy, héritier de la famille Nadasdy, le 8 mai 1575, permettant aux deux familles d’accroitre leur influence et leur pouvoir. De cette union naissent cinq enfants, dont toutefois deux meurent en bas âge. Ferenc Nadasdy, qui a participé à la guerre de Treize ans contre les Ottomans, meurt en 1604, et Elisabeth exerce alors ses responsabilités sur ses domaines (administrer les domaines, collecter les taxes, etc.). C’est probablement dans ce contexte, comme nous l’apprend Gabor Varkonyi, historien et chef du département d’Histoire culturelle et d’études de genre de l’Université de Budapest, que Benedict Dezso et Jakab Szilvasy lancent d’étranges accusations de meurtres et tortures qui auraient été commis par la comtesse Báthory1. Le palatin György Thurzo (plus haut dignitaire après le roi) entreprend une enquête en mars 1610. Après près de 2 ans, et des témoignages tout sauf fiables, Elisabeth Báthory sera finalement arrêtée, condamnée, et vivra jusqu’à sa mort, le 21 août 1614, dans le château de Csejte.
Báthory – la comtesse maudite est structuré autour du vrai-faux procès de la comtesse, lequel s’est déroulé le 7 janvier 1611, dans la ville de Bytca, située actuellement dans le nord-ouest de la Slovaquie. Ce procès est présidé par le juge de la Cour royale suprême, Theodosious Syrmiensis de Szulo, et par une vingtaine de juges associés. Sont jugés, en plus de la comtesse, d’anciens domestiques de la famille Báthory, Dorko, Illona Jo, Katalin Benicka, Jonos Ujvary… Leurs témoignages, obtenus sous la torture, et probablement falsifiés, encadrent chaque partie de l’histoire, introduite sous forme de flashback. A l’aide desdits flashbacks, qui permettent de développer différentes thématiques, et donner du rythme au récit, l’autrice met en scène des moments clé de la vie d’Elisabeth Báthory et met en lumière la personnalité de cette femme de pouvoir. Dans ce récit, centré autour de la comtesse, un autre personnage ressort tout particulièrement : celui de Darvulia, figure à l’existence loin d’être certaine, et qui se fait médiatrice du message de l’autrice, et apparaît comme une femme libre d’esprit, initiant les autres femmes aux plaisirs, aux fêtes ; dénonce les figures d’autorité tant politiques que religieuses, et scandalise par sa puissance de fauve, illustrée par la figure du lion et sa malice.
Dans une interview2, Anne-Perrine Couët raconte avoir eu l’idée de son scénario après avoir lu des articles et textes esquissant l’hypothèse d’une condamnation émanant d’un complot ourdi à l’encontre de la comtesse hongroise. Procédant ainsi à un travail de déconstruction de la légende, probablement issue du XVIIIe siècle, et du livre du jésuite Laszlo Thuroczi, puis qui s’est nourrie de vampirisme, trouvant son accomplissement chez Valentine Penrose, dont l’ouvrage Erzsébeth Báthory : la comtesse sanglante3, publié en 1926, a joué un grand rôle dans la construction d’une figure de « femme fatale sanguinaire ». Afin de se documenter, l’autrice a contacté Gabor Varkonyi (qui réalise la postface de la bande dessinée) et a consulté de nombreux ouvrages sur le sujet, s’appuyant notamment sur le livre de Tony Thorne intitulé Countess Dracula : the life and times of Elisabeth Báthory, the blood countess4. Prenant le contrepied des récits habituels, elle interroge la manière dont l’accusation survient, notamment à travers la construction d’une rumeur, qui déforme la réalité et prend la place des faits par sa viralité. Cette pratique est d’ailleurs illustrée de façon comique lorsque les hommes entendent les cris de plaisirs des dames du palais et dont l’écho rapporté se transforme, par le bouche-à-oreille, en des pratiques cruelles et tortures. De plus, l’autrice questionne tout autant le contenu des accusations que la vision sexiste, sur-sexualisée de femme fatale fantasmée qui nous est parvenue, ainsi que les causes de sa chute.
Le style graphique de l’autrice est riche et diversifié. Le dessin est tout en crayonné et en nuances, accompagné de l’usage dominant d’un ocre jaune, rappelant les tons sépia et inscrivant le récit dans un temps ancien. Cette caractéristique est d’autant plus accentuée que, pour conter les souvenirs, lettres ou des légendes au sein du récit, l’autrice, qui s’est inspirée de gravures, livres d’époque ou textiles, use de nombreux styles et artifices. En effet, les cases se transforment, s’entourent d’ornements, d’entrelacs, d’emblèmes encadrant le texte, et offrant une texture légendaire à ces quelques pages. Ce qui est malin, pour déconstruire… un récit légendaire. Par ailleurs, le jeu avec la forme des cases ajoute une belle dynamique au récit et l’usage de couleurs assez marquées et peu nombreuses permet de conférer un caractère narratif à celles-ci. De plus, il y a un recours au symbolisme permettant, via l’usage d’ombres immenses et noires, la déformation quasi diabolique de certains personnages, de donner un aperçu moral de ce qui est évoqué. Elle établit ainsi un contraste entre des hommes d’église se réclamant de Dieu et leurs ombres menaçantes et diaboliques. C’est tout ce jeu de symboles et leur puissance évocatoire qui permet de montrer que le mal n’est pas univoque, absolu… ou radical. Il est un rapport de force, rapport de force qui s’incarne dans les institutions étatiques et spirituelles, protectrices du pouvoir en place. Aussi, tous les individus participant à cette condamnation sans réelle enquête, basée sur la rumeur et des pseudo-révélations, participent d’une certaine forme de compromission morale et éthique.
Cette idée du complot est une des interprétations qui a émergé du débat historiographique entourant la comtesse Elisabeth Báthory. Toutefois, en raison de la rareté des sources, il n’est pas tout à fait clair si ces meurtres ont bien eu lieu et si la comtesse a pu ou non les commettre. En tous les cas, cette première bande-dessinée comme autrice complète est une réussite et passionnera, avec son travail de documentation, tout autant les adeptes d’Histoire que les personnes intéressées par cette femme au destin si particulier.
Notes
1 « L’histoire derrière la légende », Gabor Varkonyi, postface in. Anne-Perrine Couët, Báthory – La comtesse maudite, Steinkis, 2022, p.149
2 Interview de Anne-Perrine Couët, publiée le 02/10/2022 : Couët, Anne-Perrine. Interview avec l’autrice de Báthory – la comtesse maudite – Vampirisme.com
3 Valentine Penrose, Erzsébet Báthory la Comtesse sanglante, récit, Paris, Mercure de France, Paris, 1962 ; réédition Paris, Gallimard en 1984
4 Tony Thorne, Countess Dracula : the life and times of Elisabeth Báthory, the Blood Countess, Bloomsbury paperbacks, 1997
Bibliographie
Anne-Perrine Couët, Báthory – La comtesse maudite, Steinkis, 2022
« L’histoire derrière la légende », Gabor Varkonyi, postface in. Anne-Perrine Couët, Báthory – La comtesse maudite, Steinkis, 2022
Interview de Anne-Perrine Couët, publiée le 02/10/2022 : Couët, Anne-Perrine. Interview avec l’autrice de Báthory – la comtesse maudite – Vampirisme.com
Interview d’Anne-Perrine Couët – Rencontre avec Anne-Perrine Couët pour Báthory – La Comtesse Maudite – Bubble BD, Comics et Mangas
Thony Thorne, Coutness Dracula : the life and times of Elisabeth Báthory, the blood countess, Bloomsbury, 1998