Paraíso : La guerre, Dieu et leurs orphelins

Titre énigmatique du nouveau manga de Suehiro Maruo, Paraíso vient du portugais et signifie paradis. Une évocation religieuse amplifiée par le choix de la langue qui fait référence aux missionnaires portugais ayant été persécutés au Japon. Le titre fait écho à la religion catholique après deux mangas dans le même ton, à savoir L’enfer en bouteille et Tomino la maudite dont le titre original Tomino no jigoku signifie L’enfer de Tomino. Après l’enfer, Suehiro Maruo veut-il nous faire connaître le paradis ? Pas vraiment puisque Paraíso est un recueil de cinq histoires en lien les unes aux autres dans la lignée directe de Tomino la Maudite

Maître de l’eroguro, du non-sens et du surréalisme, Suehiro Maruo est une figure atypique du monde du manga, son étoile noire dont chacune des œuvres suscite l’intérêt. Paraíso, sa dernière à arriver en France alors même qu’il dessine actuellement An Gura dans la revue Comic Beam, n’échappe pas à cette règle. On ne résiste pas à l’occasion de se plonger corps et âme dans son nouveau manga à travers un article.

Cette anthologie est éditée en France chez Casterman en même temps que les nouvelles versions de L’île Panorama et L’enfer en bouteille. Elle est traduite du japonais par Miyako Slocombe et l’adaptation graphique est réalisée par le studio Hinoko. On retrouve dans l’ordre les nouvelles Diabolique (Comic Beam, décembre 2019), Vagabond de guerre (Comic Beam, mars 2020), Dodo, l’enfant do (Comic Beam, juillet 2020), Monsieur le Hollandais (Morning, mai 2019) et La Vierge Marie (Comic Beam, décembre 2020). Si les récits sont indépendants, ils mettent en scène des personnages récurrents se croisant à travers des points de vue différents dans un même univers, celui de la Second Guerre Mondiale de Nagasaki à Auschwitz. 

Dieu est mort

La religion catholique n’a de cesse d’inspirer les auteurs japonais, comme c’est le cas de Naoki Urasawa aussi bien dans Monster que 20th Century Boys, sans même parler de parler de Billy Bat. De nombreux grands artistes s’y intéressent de plus en plus, jusqu’à finir obsédés par cette thématique comme les dernières œuvres de Junji Itô (Sensor, Zone Fantôme), de Hideki Arai (Kiss, Hito no Ko) ou même de Hirohiko Araki dont la saga JoJo’s Bizarre Adventure est imprégnée de cette culture et principalement les parties Stone Ocean et Steel Ball Run. Une influence autant spirituelle qu’artistique qui se reflète jusqu’à un Suehiro Maruo rendant hommage à ses peintres préférés en revisitant non sans humour La tentation de saint Antoine dans une nouvelle disponible au sein du recueil L’enfer en bouteille. Après cela, il continue d’aborder Dieu et la religion catholique dans Tomino la maudite, son ambitieux manga se déroulant à l’aube de la Seconde Guerre Mondiale. Il nous l’a prouvé tout au long de sa carrière, l’artiste est un obsessionnel. Quand il se prend de passion pour un sujet, aussi bien narratif qu’esthétique, il l’intègre à son imaginaire et le représente sans relâche. C’est le cas de la religion catholique qu’il aborde dans les cinq nouvelles de Paraíso.

« Sais-tu pourquoi le Japon a été vaincu par les Etats-Unis ? Parce que ce pays de troisième classe est dépourvu de dieux. »

Suehiro Maruo raconte la religion avec un ton volontairement provocateur, décrivant autant par les mots que par le dessin le bouddhisme en perdition. Les dieux sont morts, les statues décapitées. C’est la religion qui régit une nation et non la politique, et si le Japon a perdu la guerre, c’est à cause de ses croyances. Il présente ainsi une hiérarchie des religions dans laquelle le catholicisme est supérieur au bouddhisme. Cela vise clairement à choquer en critiquant aussi bien le Japon que son peuple à travers le thème de la religion. Cependant l’auteur va plus loin dans son propos.

Il se passionne pour la religion catholique à travers divers sujets, comme ses martyrs qu’il dessine, des catholiques persécutés au Japon à l’enfer des camps de concentration. On lui connaissait une fascination visuelle et masochiste pour Sébastien, il développe ici le thème du martyr à travers un enfant sacrifié ne craignant pas la mort ou un prêtre dont la foi permet de transformer les atroces bunkers de la faim en église. Ce qui est intéressant avec Suehiro Maruo, c’est qu’il s’intéresse à des figures ayant réellement existé. Ludovico Ibaraki tout comme Maximilien Kolbe prennent forme sous les traits élégants de l’artiste, qui leur rend hommage de bien belle manière en dépit de l’horreur ambiante.

D’un prêtre pédophile aux japonais détruisant des statues, Suehiro Maruo ne dresse pas qu’un portrait louable de la religion catholique. Mais s’il en représente sa face sombre, il dessine aussi ses vertus. Cela se ressent à travers les enfants qui préfèrent vivre dans la rue plutôt que dans un refuge religieux, qui ne font pas confiance aux adultes à commencer par les prêtres. D’autres, au contraire, acceptent la main tendue. Qu’importe, ils se retrouvent tous face à la religion catholique et pourront apprendre l’importance de venir en aide à son prochain à travers leurs aventures. Un précepte spirituel au cœur du culte qui semble fasciner Suehiro Maruo par son aspect inconditionnel. Aider sans rien attendre en retour, se sacrifier à la place d’un autre. Simplement distribuer de l’eau aux gens dans le besoin. C’est cela que dépeint l’auteur dans Paraíso.

Bien évidemment, la fascination pour la religion catholique est également esthétique. Suehiro Maruo cite des tableaux célèbres, des sculptures ou même des architectures au sein de ses récits. L’auteur, qui sublime la laideur, confère à ses dessins une aura mystique, comme dans la scène magistrale où le bunker de la faim se mue en église au rythme des hymnes du père Kolbe et des autres détenus. Paraíso est assurément une œuvre graphique. Cette force du dessin est d’ailleurs soulignée dans la dernière nouvelle présentant un auteur de bande dessinée qui croque la Vierge Marie pour le prêtre alors qu’il est dans un camp de la mort. Lui qui a été arrêté pour une caricature d’Adolf Hitler signe ici un dessin au symbole si puissant qu’il donne de la force au père Kolbe alors qu’il est condamné à mourir.

De Nagasaki à Auschwitz

« Entre Berlin et Tokyo, même les décombres sont différents. Tokyo est minable jusque dans ses ruines. »

Suehiro Maruo n’est pas tendre avec le Japon. Il n’hésite pas à dégrader son pays à la manière d’un Yukio Mishima en critiquant aussi bien sa religion que ses ruines. L’auteur est provocateur bien évidemment, mais il faut également voir une pointe de masochisme dans ses critiques acerbes et sa manière de se rabaisser lui-même. Dans Paraíso, le dessinateur décrit la Seconde Guerre Mondiale. Il le fait à travers le Japon, d’un Tokyo en ruines à un Nagasaki s’apprêtant à connaître un bombardement atomique, ce qui rejoint parfaitement son travail dans Tomino la maudite. Mais en plus, il dessine deux histoires se déroulant à Auschwitz, quand bien même l’une d’elles est en lien direct avec le Japon. De ce fait, la guerre prend une place essentielle dans l’œuvre de Suehiro Maruo.

Ce qui est à noter, c’est que l’auteur mélange les temporalités, dessinant l’après-guerre autour de 1949 dans les trois premières nouvelles puis la période de guerre dans les deux dernières. Sa temporalité est en zigzag, pouvant perdre qui voudrait établir une chronologie aux cinq histoires. Malgré tout, Suehiro Maruo distille de nombreux indices servant à dater ses récits, et certains sont assez évidents. Cependant, l’intérêt de son manga réside bien plus dans ce qu’il choisit de montrer que dans son aspect historique. L’auteur décide de dessiner l’enfer sur Terre, l’horreur. Il dresse le portrait d’un Japon en ruines, dessine la misère des orphelins, des mendiants. Des gens qui ont faim, qui ont soif. La famine et la pauvreté frappent les japonais, pitoyables après avoir perdu la guerre.

Paraíso nous fait suivre des jeunes qui pillent pour survivre, quitte à risquer leur vie ou avoir honte, quand ils ne laissent pas mourir leurs proches ou ne se nourrissent pas de merde. Manger est leur priorité, c’est ainsi que l’artiste fait un parallèle entre la misère de son pays durant l’après-guerre et les déportés qui meurent de faim dans les camps de concentration. Dans ce quotidien infernal, Suehiro Maruo propose une solution : l’entraide. Cela passe par le précepte de la religion catholique d’aider son prochain. Distribuer de l’eau, partager les vivres, tendre la main. Pour l’auteur, il n’y a que de cette manière que l’on peut échapper à cet enfer et retrouver son humanité.

Les enfants du paradis

« Malgré tout, les enfants ne se laissent pas abattre. »

Paraíso est l’histoire de gamins des rues, d’orphelins. Une jeunesse qui court dans un Japon apathique. On suit Michio, Sayo, Hanako, Minoru et d’autres enfants dans les ruines de Tokyo au lendemain de la guerre. Ils font les 400 coups, volent pour se nourrir, font la manche. Leur monde est violent, horrible même. Quand un prêtre pédophile abuse d’eux, les autres adultes se taisent pour ne pas perdre leur travail. Quand des soldats de l’occupation américaine fusillent l’un des leurs en public, personne ne se révolte. Si Suehiro Maruo écrit que le Japon est abandonné des dieux, ce qui est certain c’est qu’il est abandonné des adultes.

Les enfants passent leur temps à courir, un symbole sans équivoque de leur détermination. Ils se débrouillent, s’entraident. En cela, ils font preuve d’un esprit catholique sans le savoir. En tout cas bien plus que le prêtre qui méprise les japonais, touche des orphelins et refuse de nourrir les pauvres. À travers ses histoires courtes, Suehiro Maruo nous montre leur quotidien à un moment présent. On ne sait pas ce que leur réserve l’avenir, ils n’ont sans doute pas de futur d’ailleurs. Seul l’instant capté par l’auteur compte, celui où il faut survivre dans cet enfer sur Terre.

« Alors qu’on ne pense tous qu’à ce qu’on va pouvoir manger aujourd’hui, lui, il arrive à imaginer toutes ces histoires. »

La guerre et les adultes ont brisé à la fois leur jeunesse et leur innocence. Mais ils avancent ensemble au détour des perversions humaines que l’auteur décrit non sans noirceur. Pour sortir de ce quotidien miséreux, ils lisent les histoires d’un autre Dieu, celui du manga, à savoir Osamu Tezuka. Tous les enfants découvrent communément Lost World et sont impressionnés. Ils s’exclament alors avec innocence et un regard enfantin qui devrait toujours être le leur. Mais constamment, la réalité les rattrape, et ils se demandent alors comment fait le dessinateur pour créer des mangas aussi extraordinaires en temps de famine. Quand ils ne lisent pas du Tezuka, ils chantonnent l’air du film Le sifflet de la tristesse, où joue Hibari Misora, jeune actrice de 12 ans qui devient une vedette nationale. L’actrice, qui à l’instar d’Osamu Tezuka existe réellement, attire l’attention des enfants japonais vivant dans la misère, qui d’un côté sont sous son charme et de l’autre voudraient prendre sa place. Alors ils l’imitent, fredonnent sa chanson, et surmontent ainsi la dureté de leur existence dans un Japon qui ne les regarde pas.

Un amour inhumain

Les orphelins de Paraíso ne sont cependant pas abandonnés de tous. Le monstre est par définition celui qui est montré, celui que les gens pointent du doigt. De La jeune fille aux camélias à Tomino la maudite, Suehiro Maruo a représenté le freak show au cours de sa carrière. Ils sont appelés monstres ou bêtes de foire tout simplement car ils sortent des normes de la société, et l’artiste n’a jamais cessé de les dessiner à travers ses mangas. Mais qui est réellement le monstre entre une femme au visage déformé, semblant avoir sombré dans la folie en déambulant avec un nourrisson momifié et en chantant une comptine, et les adultes qui abusent sexuellement des enfants ? Ceux qui les assassinent ? Ceux dont le silence est complice ? Toujours dans la lignée de Tomino la maudite, l’auteur enveloppe la figure du monstre d’une étrange bienveillance. Allant à l’encontre du culte de l’apparence, des jugements populaires, la touche de bizarre qu’il ajoute à son manga est pieuse. Elle vient en aide aux enfants, veille sur eux dans un monde qu’ils ne devraient pas connaître. Autrement dit, le monstre est bien plus rassurant que les gens normaux.

Suehiro Maruo se passionne ainsi pour l’inhumain. Cela se retrouve dans les camps de concentration où les prisonniers épuisés par le travail et tiraillés par la faim ont des corps informes. Ils sont même nus, sont nommés par des numéros. En d’autres termes, ils sont déshumanisés. Cela est amplifié lors de la dernière histoire par le dessinateur captif avouant perdre ses sens et son humanité. Et pourtant, il y aura toujours plus d’humanité dans ces être privés de leurs droits humains que dans les nazis qui les torturent jusqu’à une mort inévitable. Avec ce contraste saisissant, l’auteur fait l’éloge du bizarre.

Un prêtre difforme qui émeut son bourreau, une femme effrayante qui réconforte un enfant. Dans Paraíso, la monstruosité s’accorde à la religion afin de montrer le chemin aux gamins perdus dans les ruines japonaises. Après tout, ce manga expose simplement l’importance d’une main tendue.

Publicité

5 réflexions sur “Paraíso : La guerre, Dieu et leurs orphelins

  1. Magnifique article !

    Tu cites le Freak show, j’ai donc immédiatement pensé à FREAKS dans l’image que tu apportes au récit.
    C’est prenant. J’espère avoir prochainement le livre en main !
    Merci !

  2. Avec Tomio la maudite j’ai parvenu à me réconcilier avec les œuvres de l’auteur, qui a l’époque, j’avais du mal à m’immiscer. C’est fascinant comme la religion chrétienne l’inspire autant. J’ai hâte de me els procurer.

On attend votre avis !

Entrez vos coordonnées ci-dessous ou cliquez sur une icône pour vous connecter:

Logo WordPress.com

Vous commentez à l’aide de votre compte WordPress.com. Déconnexion /  Changer )

Image Twitter

Vous commentez à l’aide de votre compte Twitter. Déconnexion /  Changer )

Photo Facebook

Vous commentez à l’aide de votre compte Facebook. Déconnexion /  Changer )

Connexion à %s