Publié originellement en ligne de septembre 2016 à avril 2018, Bibliomania est un manga atypique. Dessiné par Macchiro d’après un scénario signé Orval, un voile de mystère entoure ses jeunes auteurs quand bien même le dessinateur est présent sur Twitter. Le manga est publié en sens de lecture français également dans sa version japonaise et se conclut en seul tome comptant plus de 330 pages. Et même s’il est paru premièrement en ligne, il trouve tout son sens au format physique tant le livre est le sujet principal du récit.

En France, Bibliomania est publié aux éditions Mangetsu qui ont totalement retravaillé l’ouvrage. Au revoir la magnifique couverture japonaise, place à une version qui fait écho à un bouquin que l’on retrouve au cœur du récit. Naît alors un livre-objet merveilleusement réalisé pour lequel on peut citer Axelle Hautbout à la fabrication et de toute manière toute l’équipe est citée dans les crédits du manga. Il est d’ailleurs traduit du japonais par Anaïs Koechlin qui signe une adaptation remarquable et qui s’impose de plus en plus comme une référence du métier (c’est le cas depuis des années mais on ne le rappelle jamais assez). Le lettrage signé Catherine Bouvier est tout autant réussi, d’autant plus qu’il y a plein de jeux propres à l’adaptation graphique dans ce manga.
Bref, une réussite éditoriale mais que vaut ce manga hors norme à mi-chemin entre une relecture d’Alice au pays des merveilles et un conte horrifique ?


Voyage au centre de l’horreur
Chambre 431. Alice se réveille dans une gigantesque pièce blanche. Elle est accueillie par Ophis, un serpent humanoïde maître des lieux. Ce dernier attend que 666 visiteurs peuplent son manoir. Et une fois ce nombre diabolique atteint, une grande fête sera organisée. De plus, les habitants de chaque chambre voient absolument tous leurs souhaits se réaliser. De quoi faire rêver n’importe qui, mais pas Alice. La jeune fille n’a qu’une seule idée en tête : sortir des lieux. Pour cela, elle devra traverser les portes de la chambre 431 à la 000. Seulement il y a un problème… Ophis l’avertit qu’elle ne s’en sortira pas indemne. Au fur et à mesure où elle traversera les portes, son corps va muter jusqu’à sa mort. Mais qu’importe, bien décidée à s’enfuir d’ici Alice, n’écoute pas les conseils du serpent et suit ses envies. Bibliomania raconte son voyage.
Si Ophis et ce lieu ont leurs mystères, Alice a les siens. Dès les débuts du manga, il est perceptible qu’elle a son plan en tête, qu’elle est sûre d’elle et que rien ne la fera dévier de son objectif. Ainsi, Bibliomania est raconté selon une double narration, après un prologue montrant une créature qui se libère pour engloutir l’humanité. À partir de là, on suit d’un côté le voyage d’Alice au sein des différentes pièces et de l’autre celui de la jeune fille à l’extérieur, quelques jours avant son arrivée dans la chambre 431. Par ce procédé se déroulant sur deux lignes temporelles, Orval entretient de nombreuses énigmes qui ne trouveront leurs solutions qu’à la fin de la lecture.

La partie principale de Bibliomania est tout de même le périple d’Alice. À travers les chambres, elle voyage dans les souhaits de leurs hôtes. L’un se fait juge et bourreau des personnes l’ayant harcelé dans la vie réelle, l’autre se prend pour un super-héros afin de fuir les pressions sociales, quand une autre personne ne se transforme pas en oiseau perdant son humanité pour voler loin des conflits qui se répètent sans cesse sur Terre. Voilà le monde de Bibliomania. Un monde où tous les hôtes fuient une réalité dont ils ne sont pas maîtres en se réfugiant dans le domaine de l’imaginaire. Leurs univers sont certes faits de leurs rêves, mais ils se basent sur leurs souffrances, leurs angoisses et leurs malheurs. Une fuite de la cruauté du monde réel que refuse Alice, traversant les fictions avec nonchalance afin de retrouver la réalité.
Ce parcours de monde en monde est l’occasion pour Macchiro d’en mettre plein la vue en multipliant les expérimentations graphiques. Le dessinateur se libère des carcans du manga pour nous plonger dans des imaginaires ne répondant qu’à la logique des hôtes qui les rêvent. Cela fait de Bibliomania une œuvre assurément graphique, à la fois onirique et symbolique. Des trouvailles esthétiques diverses et variées, toujours très impressionnantes, nous faisant naviguer à l’intérieur de l’esprit créatif de l’artiste. Malgré le charme des dessins, il en ressort une aura dystopique, pour ne pas dire horrifique, qui repousse autant qu’elle fascine. Et effectivement, les univers visités par la voyageuse ont du sens à la lecture. Des propos à plusieurs couches se dégagent des aventures d’Alice dont une nouvelle lecture apparaît fatalement au moment de conclure son voyage.
Fahrenheit 431
Bibliomania est un manga qui se dévore au rythme où Alice avance dans sa fuite vers le monde réel. On parcourt les mondes rapidement, s’attardant sur certains et d’autres non. En découle une horreur très moderne, ne se prenant pas toujours au sérieux comme en témoignent les réactions souvent extravagantes d’Ophis. Et pourtant, d’un autre côté, on ressent tout aussi bien l’aspect claustrophobique d’un titre nous enfermant dans un imaginaire à l’instar d’Alice au pays des merveilles qu’il revisite de manière horrifique, que le poids des mutations corporelles de sa protagoniste. Difficile alors de rester de marbre face à un tel récit, d’autant plus lorsqu’il s’enfonce dans la métafiction.

À la manière d’un jeu vidéo de Yoko Taro, Bibliomania parle de son média en ses propres pages, à savoir le livre. Cet objet fait du savoir de l’humanité, mais aussi de ses rêves et ses souffrances est au cœur du manga d’Orval et Macchiro. Il centralise en même temps les mystères instaurés par un scénario en hélice et les propos qui sont développés au cours du voyage. De cette manière, on assiste à la naissance d’une métafiction horrifique et dystopique qui pousse à la réflexion sur la littérature. Néanmoins les auteurs s’éloignent du réel afin de narrer une histoire semblable à un conte qui obéit à ses propres règles. Et encore une fois, cela ressemble à la démarche vidéoludique qu’effectue Yoko Taro à travers ses jeux Nier, Nier: Automata et même Drakengard 3 ou encore à celle de La maison des feuilles de Mark Z. Danielewski. Et bien évidemment, le manga reprend le principe du rabbit hole de l’œuvre de Lewis Carroll tout en explorant d’autres pistes de réflexion à travers le voyage dans l’imaginaire.
Difficile d’inscrire Bibliomania dans la tradition du manga horrifique japonais tant on s’éloigne de Junji Itô, Kazuo Umezz, Kanako Inuki ou encore Hideshi Hino. Ce titre ressemble bien plus à de l’horreur moderne propre à internet comme les Creepypasta, et notamment les Backrooms, ou encore la Fondation SCP. Cela peut être désarçonnant, d’autant plus que le style graphique tout comme la narration sont atypiques. Mais plus on se plonge au cœur de Bibliomania et plus il est difficile de stopper une lecture dont on ne ressortira pas indemne à l’image de sa protagoniste. Outre le voyage d’Alice, les énigmes sur l’univers créé par les deux auteurs sont captivantes, tout comme ce monde envoûte aussi bien par sa cruauté que par ses lois inventées de toutes pièces. De surcroît, l’évolution de la relation entre Alice et Ophis se fait au fil des révélations, la rendant fascinante rien que par son esthétique body horror dévoilant une jeune fille qui se change en monstre au fil des pages.

En somme, Bibliomania est un manga hors norme qui brille par son identité forte et par la créativité de ses auteurs. Œuvre graphique laissant la place à l’extraordinaire potentiel de Macchiro de s’exprimer, elle passionne aussi par sa double narration faite de mystères et de messages. On découvre au sein d’un tome bien fourni un titre qui, de la même manière que son personnage principal, mute au fil des pages et des révélations, passant du manga d’horreur à la dystopie et du conte à la métafiction au gré du talent d’écriture d’Orval. Fiction sur les livres et l’imaginaire qui joue sur la puissance évocatrice des symboles, ce titre ne manquera pas d’engloutir les pensées des amateurs de récits ésotériques. D’autant plus qu’il s’agit du genre de bouquin auquel on repense inévitablement après l’avoir refermé. Et vous, vous laisserez-vous dévorer par Bibliomania ?
La connexion avec Yoko Taro est très ingénieuse.
Merci pour cette redécouverte de Bibliomania.
J’ai très hâte de mettre la main dessus !
C’est ce qui m’a le plus frappé à la lecture, le lien avec Yoko Taro.
Un très bel article, toujours soutenu par ta plume si légère et plaisante.. <3 je veux te lire tous les jours ! Je ne sais pas si le manga me plairait mais il est en tout cas très intriguant ! Ça me donne très envie de le découvrir, au moins pour le visuel qui a l'air sublime.
Merci mille fois pour ton message ! C’est une œuvre atypique, une lecture un peu hors du temps à expérimenter. Te connaissant, tu devrais peut-être la noter dans ta liste des découvertes pour Halloween.
Ooh de quoi alimenter mes listes halloweenesque, merci d’y avoir pensé héhé