C’est un événement. Après une traversée du désert de quasiment 10 ans, Moto Hagio est de retour dans les librairies francophones. Au programme, sa première série culte : Le Clan des Poe. Un manga de vampire qu’elle a publié de 1972 à 1976 et qui connaît de nouveaux arcs narratifs depuis 2016. Les éditions Akata nous proposent de découvrir la partie vintage de cette saga fantastique à travers une intégrale en deux volumes qui inaugure leur collection Héritages.
Pour en parler, et aussi pour mettre en lumière ce métier de l’ombre du monde du manga, nous vous proposons une interview de la lettreuse Elsa Pecqueur. Elle est connue pour s’occuper de titres comme Utsubora ou encore Hiraeth, et ici elle va nous parler de son travail sur Le Clan des Poe. L’occasion de découvrir son parcours, son métier, son attachement à Moto Hagio et les coulisses de l’adaptation française de cet immense manga.

Bonjour Elsa, peux-tu te présenter ?
Bonjour, je m’appelle Elsa Pecqueur et je m’occupe du lettrage de mangas et webtoon pour plusieurs éditeurs depuis environ 3 ans.
Comment est née ta passion pour le manga ?
Je pense que c’est arrivé avec les animes dans un premier temps. Je suis née au milieu des années 1990, donc je n’ai pas trop connu le Club Dorothée, mais j’ai eu la chance d’avoir accès à des chaînes de télé qui diffusaient beaucoup de mangas. Et c’est des titres comme Fruits Basket ou Card Captor Sakura qui m’ont amenée à m’intéresser au manga papier !


Peux-tu raconter ton parcours, notamment tes études ?
Avec le recul, mon parcours scolaire a toujours été rythmé par mes passions, plutôt que par un but professionnel défini. Au lycée j’ai fait des études de design avec un BAC STI Arts-Appliqués dans le but d’être modéliste. Mais au lieu de continuer dans un cursus artistique, je suis partie à l’université faire une Licence LLCE en langue japonaise, car le Japon trottait toujours dans ma tête. Avec mes études en arts, j’avais découvert des artistes, des auteur·trice·s japonais·e·s et ma sensibilité pour la culture de ce pays s’est approfondie, je voulais en savoir plus et découvrir encore plus de choses. C’est pendant cette période que j’ai vraiment commencé à m’intéresser de plus près à l’objet livre.
J’ai enchaîné sur un Master Recherche en langue japonaise, où j’ai porté mes sujets d‘études sur l’œuvre de Suehiro Maruo dans un premier temps, puis sur une étude du manga Bonne nuit Punpun d’Inio Asano pour ma dernière année. Au milieu du master, j’ai pu partir en échange universitaire à Tokyo pendant un an pour perfectionner mon apprentissage. Pour finaliser mon envie de travailler dans l’édition, et surtout dans le manga, j’ai fait une Licence Professionnel en métier de l’édition.


À quel moment t’es-tu dirigée vers le lettrage ?
Je me rends compte maintenant que le lettrage m’a toujours attirée. Quand j’étais petite, vers mes 12-13 ans, je m’amusais à scanner des pages de mangas, à tout effacer et à redessiner des onomatopées, mais je n’avais pas conscience que ce que je faisais était un vrai métier !
À la fin de ma Licence Pro en édition, j’ai dû faire un stage en entreprise. Je me suis rapprochée de Stéphane Duval, des éditions Le Lézard Noir, que j’avais déjà contacté pour mes recherches sur Suehiro Maruo qu’il publiait à l’époque. J’ai pu alors faire un stage de 3 mois dans sa maison d’édition. L’avantage que j’ai eu, c’est qu’en étant dans une petite équipe, on voit tous les aspects du métier. C’est comme ça que je me suis retrouvée à faire enfin du lettrage de mangas.
Quelles ont été tes premières expériences ?
Mes premières expériences professionnelles ont été durant mon stage aux éditions Le Lézard Noir, sur des titres comme Le tigre des neiges ou Je suis Shingo. À la suite de ce stage je me suis lancée en tant qu’auto-entrepreneur et j’ai commencé ma collaboration avec les éditions Akata. Mon tout premier titre a été Like a little star, puis l’aventure lettrage a commencé !

As-tu eu des modèles, des personnes qui te conseillent ?
Je ne sais pas si je peux parler de modèle, car avant d’être vraiment intégrée professionnellement dans le métier, je n’avais pas réellement conscience de la place du lettreur et, jusqu’à peu, notre métier n’était pas du tout mis en lumière. Il y a encore du travail de visibilité à faire, mais on discute entre nous et on essaye de s’aider quand on le peut ! Avec mon travail aux éditions Mangetsu, je suis beaucoup en contact avec Martin Berberian de BLACK STUDIO, qui supervise tous les lettrages. Ses retours et ses remarques sont vraiment une aide précieuse. Je peux aussi citer Anne Demars qui m’a beaucoup encouragée et soutenue, ainsi que Bruno Durand de NO HIT STUDIO qui a souvent trouvé des solutions à mes problèmes ! Merci à elle et eux pour tout.
Concrètement, en quoi consiste le lettrage ?
En plein de choses je dirais haha. Très souvent les gens ne connaissent pas ce métier, mais pourtant il englobe beaucoup d’étapes pour la finalisation du manga. Le lettreur va interagir avec le livre à plusieurs reprises !
Il faut savoir que ce sont aussi, en général, les lettreur·euse·s qui s’occupent de toute la mise en page des livres. C’est-à-dire que nous montons page par page les planches du manga pour constituer la maquette intérieure.
Ensuite, il y a toute la partie mise en forme des textes dans les bulles. En fonction des maisons d’édition, nous avons une charte graphique à suivre, sinon c’est à nous de proposer des typographies qui iront avec l’ambiance du titre.
Enfin, il y a tout le travail d’adaptation graphique. Ça englobe le traitement des onomatopées, mais également de tous les éléments de décors qui peuvent être importants pour la compréhension du récit. À nouveau, en fonction de la maison d’édition la manœuvre à suivre peut être différente. Certaines maisons d’édition préféreront sous-titrer les onomatopées, quand d’autres voudront adapter intégralement ces éléments, comme chez les éditions Akata.
Le travail d’adaptation graphique peut demander énormément de temps de travail, surtout dans le cas d’adaptation intégrale, car il est nécessaire « d’effacer » l’élément japonais et de redessiner l’arrière-plan pour ensuite appliquer la version française. Certaines planches m’ont demandé beaucoup de patience haha.
Pour cette partie c’est également à la personne au lettrage de choisir des typographies ou un style graphique qui collera à l’œuvre originale. C’est un vrai travail de recherche, car chaque titre et chaque artiste est différent. C’est une partie du travail que j’aime particulièrement.
Quel est ton rapport à Moto Hagio ?
J’ai toujours été attirée par des œuvres qui traitaient des émotions, de la mélancolie, de la noirceur, ou tout simplement des relations humaines. En plus de ça, je suis une grande passionnée des œuvres de style eroguro qui mélange finesse graphique et sujets très sombres. Alors de fil en aiguille, j’en suis arrivée à découvrir Moto Hagio, un peu tardivement je dois dire !
Ma première approche à ses œuvres a été avec Zankoku na Kami ga Shihai suru (inédit en France). Ça a été un choc, autant graphiquement que narrativement. Je ne pensais pas qu’il était possible de toucher aussi profondément le lecteur. Je ne pensais même pas qu’il était envisageable de traiter de sujets aussi violents d’une manière si frontale et pourtant si vraie. Il y avait une réelle différence avec tout ce que j’avais pu lire jusqu’à présent, rien n’était gratuit ou là pour faire beau, on nous montrait la vérité sans pouvoir détourner les yeux. C‘était à la fois éprouvant et fascinant.

À la suite de cette lecture j’ai voulu en découvrir plus. J’ai découvert quelle grande artiste c’était et quel impact elle avait eu chez tou·te·s les mangakas que j’avais pu lire durant toutes ces années. Elle fait partie des artistes qui ont construit mes goûts artistiques.
Qu’as-tu ressenti en apprenant que tu allais lettrer Le Clan des Poe ?
Houla !! C’était beaucoup d’émotions haha. Sur les réseaux sociaux il y avait beaucoup de rumeurs sur le retour de Moto Hagio en France, mais je n’y croyais pas trop et je croyais encore moins que j’aurais la chance de travailler dessus ! Je remercie sincèrement les éditions Akata de m’avoir confié un si beau (et gros) projet.
Quand j’ai commencé ce métier, je m’étais fait une petite liste des artistes sur lesquels je rêvais travailler, Moto Hagio était en haut de la liste.
Quelles ont été les consignes, notamment concernant le traitement des onomatopées ?
Il n’y a pas vraiment eu de consignes particulières. Je suis restée sur la charte graphique habituelle des éditions Akata. Encore une fois, je remercie l’équipe d’éditoriale de m’avoir laissé carte blanche et de m’avoir fait confiance.
Tu peux nous en dire plus sur ta façon de travailler sur Le Clan des Poe ?
Comme je le disais, il y a plusieurs étapes pour le lettrage d’un manga. Il nous faut tout d’abord le matériel nécessaire : les fichiers VO, le texte de la traduction ainsi que l’ouvrage indexé.

Ce qu’on appelle « indexé » est un exemplaire du livre VO où chaque bulles et éléments graphique est numérotés par le ou la traducteur·trice, en correspondance avec la numérotation de la traduction. De cette manière la personne au lettrage sait où mettre en place la traduction française. C’est un élément important qui lie la partie traduction à celle du lettrage.


Pour réaliser le lettrage d’un manga on utilise plusieurs logiciels. La réalisation de la maquette intérieure se fait sous Adobe InDesign, un logiciel spécialisé pour la mise en page. L’intégration des textes dans les bulles se fait également, en majeure partie, sur ce logiciel.
Une fois le travail de mise en page fait, je passe au traitement graphique des onomatopées et autres retouches. J’exécute tout ça sur le logiciel Adobe Photoshop, bien connu pour sa spécialisation en retouches et illustrations. Il arrive parfois que nous devions utiliser le logiciel Adobe Illustrator pour certains fichiers.
Pour le lettrage du Clan des Poe j’ai procédé quasiment de la même manière que d’habitude : maquette, texte puis traitement graphique. Comme c’était un livre imposant et important pour le lancement de la nouvelle collection Héritages chez Akata, j’ai progressé petit à petit en envoyant les chapitres lettrés à l’équipe éditoriale pour la relecture.
Du côté de mes outils de travail, je travaillais jusqu’à peu avec une tablette graphique sans écran, mais pour le lettrage du Clan des Poe, je suis passée sur une tablette plus performante avec un écran intégré relié à celui de mon ordinateur, qui me permet de faire plus facilement mes retouches. Je ne saurais plus m’en passer maintenant !
Entre les textes manuscrits et l’utilisation de la tablette, tu as fait beaucoup d’efforts te sortant de tes habitudes pour ce manga, tu peux nous en parler ?
Généralement je travaille sur des mangas plutôt contemporains, où l’adaptation graphique via des typographies numériques fonctionne bien.
Mais pour ce titre, au vu du style graphique très particulier de Moto Hagio, mais aussi de l’époque du titre (publication pendant les années 1970), je voulais un lettrage très proche de l’œuvre originale. C’est pourquoi j’ai décidé de redessiner moi-même une grande partie des onomatopées et textes manuscrits à l’aide de ma tablette graphique. Je me suis tout de même construit une charte graphique à suivre, grâce à des typographies de références, pour conserver une cohérence dans l’œuvre.

C’était la première fois que j’employais cette technique, c’était d’ailleurs un peu ambitieux (ou inconscient) de tester ça sur un ouvrage aussi gros haha. Mais cela m’a vraiment permis de découvrir de nouvelles techniques et faire progresser mon lettrage.
Quelles ont été tes principales difficultés sur le manga ?
Il y a eu plusieurs difficultés sur Le Clan des Poe ! Dans un premier temps, le nombre de pages qui n’est pas négligeable. On est sur un premier tome de plus de 450 pages. À ça s’est ajouté un problème technique. Malgré les différentes rééditions en VO, c’est une œuvre ancienne et nous avons reçus du Japon les planches avec tous les textes incrustés dans les images. Il a donc fallu tout nettoyer page par page et reconstituer beaucoup d’arrière-plans.
Ensuite, pour la mise en forme des textes, il s’est souvent posé un problème de taille des bulles. Les codes des mangas des années 1970 sont différents des mangas plus récents et les bulles sont souvent très étroites, car elles sont pensées pour une écriture verticale et non horizontale comme le français. À cette époque on pensait sûrement moins à la publication des mangas à l’étranger que maintenant ! Il a fallu jongler pour ne pas avoir des textes trop petits, ni avec trop de césures pour la fluidité de la lecture.


POE NO ICHIZOKU PREMIUM EDITION © 2019 Moto HAGIO / SHOGAKUKAN
De la même manière, les onomatopées japonaises sont majoritairement construites à la verticale, ce qui peut être difficile à agencer pour la lisibilité de la traduction française. Bien que j’aie parfois changé le sens de celles-ci pour aider à la lecture, j’ai tout de même voulu garder cet aspect vertical pour être fidèle au travail de l’autrice.


POE NO ICHIZOKU PREMIUM EDITION © 2019 Moto HAGIO / SHOGAKUKAN
Dans Le Clan des Poe on retrouve énormément de textes écrits en manuscrit par l’autrice, j’ai également voulu conserver ce travail, c’est pourquoi j’ai réécrit à la main plusieurs textes pour coller au style.


POE NO ICHIZOKU PREMIUM EDITION © 2019 Moto HAGIO / SHOGAKUKAN
De même, dans les mangas plus anciens on retrouve beaucoup moins d’utilisation de trames, comme dans les mangas contemporains. Une grande partie des motifs intérieurs des effets sonores ou des textes sont dessinés à la main. J’ai donc beaucoup travaillé sur tous ces aspects pour recréer, autant que possible, les effets d’origine !


POE NO ICHIZOKU PREMIUM EDITION © 2019 Moto HAGIO / SHOGAKUKAN
Et qu’est-ce que tu as préféré faire dans Le Clan des Poe ?
Je pense que c’est tout le travail de recherche graphique que j’ai préféré. Retranscrire l’intensité ou la subtilité du dessin de l’autrice. J’avais vraiment à cœur de faire un lettrage qui s’intègre avec ses dessins et qu’on ne sente pas une « distance ». J’espère avoir réussi à transmettre ça. C’était un beau challenge dans tous les cas !


POE NO ICHIZOKU PREMIUM EDITION © 2019 Moto HAGIO / SHOGAKUKAN
Qu’est-ce que ça fait de lire un tel manga en travaillant dessus plutôt que simplement pour le plaisir ?
C’est toujours un privilège de pouvoir découvrir une œuvre en VO et de devoir l’adapter pour le public français. On découvre un peu « l’intimité » de l’artiste. Travailler sur leurs dessins, et essayer de retranscrire leurs intentions est parfois très intimidant, mais aussi exaltant.
Pour le coup, je m’étais mis beaucoup de pression, parce que Moto Hagio est une de mes autrices préférées et j’espère vraiment que les lectrices et lecteurs seront au rendez-vous pour sa réapparition en France.
Que dirais-tu aux personnes qui hésitent à lire Le Clan des Poe pour les convaincre de se lancer ?
Moto Hagio est un pilier dans le shôjo évidemment, mais d’une manière globale dans toute l’histoire du manga. On a toutes et tous déjà lu une œuvre d’un·e mangaka qui s’est inspiré·e et qui a été marqué·e par l’œuvre de cette grande dame, qu’on soit fan de shôjo ou qu’on pense ne pas l’être. Elle a touché des générations entières et elle continue de le faire avec ses titres plus récents. Moto Hagio traverse les époques et marque la vie de nombreuses personnes, à l’instar d’Edgar dans Le Clan des Poe.
Merci pour cette mise en avant de Poe sous un angle original.
J’ai moi-même fait du lettrage à mes heures perdues autrefois et ça fait tout drôle de me retrouver dans ce que dit une pro sur ses difficultés comme sur ce qu’elle a aimé faire ici.
J’ai encore plus hâte d’avoir le livre entre les mains et de pouvoir admirer cela 😄
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