« Sachez-le, il existe d’autres mondes, cachés quelque part. Et là-bas aussi, ils ont besoin de bandes dessinées pour contester leur réalité. »
C’est accompagné de cette citation intrigante écrite sur la quatrième de couverture que l’on ouvre Caprice, le nouveau livre de Charles Burns publié aux éditions Cornélius. Il inaugure leur collection Kim dédiée à des œuvres courtes, un format en 32 pages. Quatre numéros ont vu le jour le 18 mai 2023. Le premier est justement Caprice de Charles Burns, le deuxième Anti Reflux de David Amram et le troisième Supers de Hugues Micol. Et si j’ai parlé de 4 livres, c’est parce qu’il y a également un numéro 0. Cet ouvrage collaboratif est offert en librairie pour l’achat des 3 premiers.

En bon amateur de l’œuvre de Charles Burns de Black Hole à Dédales, je me suis procuré Caprice. Ce comics aux allures de recueil d’illustrations inédites est entièrement en couleurs. En l’espace de 32 pages, l’auteur invente des couvertures de comics à mi-chemin entre rétro et bizarre.
Ce travail semble être une synthèse parfaite entre Vortex et Love Nest, deux livres d’illustrations de l’auteur déjà parus aux éditions Cornélius en 2016. Pour celles et ceux qui ne les connaissent pas, une petite présentation s’impose. Vortex est un recueil d’illustrations très étranges dans la continuité de la trilogie Nitnit (composée de Toxic, La ruche et Calavera). Une déclaration d’amour à l’imaginaire où l’artiste se plait à inventer des couvertures de comics qui semblent tout droit sorties d’un autre monde. Love Nest est quant à lui un recueil de dessins essentiellement en noir et blanc. Les illustrations ont un côté étrange propre au style de Charles Burns mais elles se démarquent avant tout par leur charme rétro inspiré de années 50.

Par le biais d’illustrations en couleurs, Charles Burns imagine à quoi ressembleraient des couvertures de comics d’une autre réalité. Avec son trait épais laissant la place à l’obscurité de s’y engouffrer, il dessine des portraits des américains typiques des années 50 comme cet homme représentant une figure masculine patriote. Il est blanc, blond, grand et costaud. Et pourtant l’homme qui répond aux stéréotypes de l’américain normal est assis sur le rebord de son lit et pleure en tenant en main ce qui pourrait être un shôjo manga.
Le dessin est décalé car on n’imaginerait pas un tel homme lire ce genre d’histoire et encore moins au point d’être ému aux larmes. Il y a quelque chose de bizarre dans les dessins de Caprice, et c’est justement ce qui stimule l’imagination. Peut-être que les personnes ne connaissant pas l’auteur s’arrêteront à la beauté des dessins sans essayer de s’imaginer des réalités alternatives menant à la fabrique de ces couvertures étranges. Mais celles et ceux qui ont lu ses derniers comics, que ce soit la trilogie Toxic et/ou celle autour de Dédales, comprendront plus aisément où l’artiste se dirige, d’autant plus qu’il y fait quelques références.


À travers Caprice, et son art en général, Charles Burns interroge à la fois la création de l’imaginaire et les normes d’une société standardisée. Cette réalité américaine typique bien propre et aseptisée, avec ses codes et ses valeurs, est représentée par l’artiste afin de mieux être détournée. Il la reproduit fidèlement tout en y injectant des brides d’un monde plus crasseux. Il est alors question de sexualité et de perversion, de l’introduction d’une certaine étrangeté, voire même de la monstruosité. C’est le cas d’une couverture mettant en scène une femme toujours typique de l’américaine modèle des années 50 qui regarde par la fenêtre de son pavillon de banlieue. Jusque-là tout est normal, sauf que deux créatures informes volent dans le ciel. Et pire encore, on en aperçoit une troisième écrasée et en lambeaux dans le jardin de la femme. Et lorsque l’on regarde plus en détail cette dernière, on se rend compte qu’elle tient dans sa main un morceau de tentacule du monstre.
Comment a-t-on pu en arriver là ? Que va-t-il se passer ensuite ? Ces créatures volantes sont-elles normales dans l’univers de ce comics ? Si la femme en a tué une, pour quelle raison l’a-t-elle fait ? Est-ce un crime dans son monde ? À la vue d’une simple image, on se pose de multiples questions, au point qu’on en vient à s’inventer une histoire. Qu’importe si ce n’est pas celle à laquelle l’auteur a pensé, car il n’y a pas de vérité. Seulement des réalités parallèles aussi nombreuses qu’il existe de lecteurs.

Charles Burns conteste notre réalité et ses standards par le biais des couvertures de comics dessinées dans Caprice. Mais plus encore, il fait une véritable déclaration d’amour à l’imaginaire et à la bande dessinée. Avec un goût prononcé pour la bizarrerie et le grotesque qui s’immiscent dans l’ordinaire, ce recueil d’illustrations macule de monstruosité et de perversion l’Amérique modèle. Charles Burns mélange la déviance au normal afin de montrer à quel point il peut être effrayant. En résulte Caprice, un passionnant livre d’illustrations qui stimule les ténèbres qui rodent dans l’imagination.
Crédit pour les images : © Charles Burns / Cornélius 2023