Le Requiem du Roi des Roses : Richard au Royaume des Filles

Bien le Bonjour ! Pour celles et ceux qui ne me connaîtraient pas : je m’appelle Gemini, et je suis blogueur itinérant. Ce qui signifie, en gros, que j’ai des problèmes de serveur, mais que bloguer étant une drogue dure, le Nostroblog a bien voulu m’ouvrir ses portes.
Un de mes sujets de prédilection : les shôjo manga. Primo parce que je trouve que les médias n’en parlent pas suffisamment, et secundo parce qu’ils restent victimes d’un nombre conséquent d’idées préconçues qui me sortent par les trous de nez. Pas de surprise, je parlerai donc ici de shôjo, et d’un titre en particulier. Celui-ci :

Et là, vous vous dites : « Mais, ô inconnu que je devine d’une grande beauté à travers les élégants mots que tu distilles de ta plume gracile par l’intermédiaire de ton clavier d’ordinateur, il s’agit là d’un seinen et non d’un shôjo. Comme le Port-Salut, c’est marqué dessus. » Ce à quoi je réponds que le manga en question a été publié dans un magazine nommé Princess, et qu’à moins qu’il ne soit particulièrement louche, je ne crois pas qu’il s’adresse en premier lieu aux hommes adultes. Et là, vous vous demandez certainement pourquoi son éditeur français le présente comme un seinen, s’il souhaite nous vendre un shôjo. Simple : parce que l’éditeur n’est pas fou.

Un shôjo, c’est quoi ? Tout simplement un manga pensé pour un magazine destiné à un lectorat féminin. Point barre. Ensuite, je pourrais dessiner des tendances générales, mais certainement pas des vérités. Rien qu’un titre comme Banana Fish suffirait à invalider n’importe quelle certitude à ce sujet. Donc non, il ne s’agit en rien d’un genre, mais bien d’un public cible – les jeunes filles – pour lequel il faudra penser des histoires attrayantes. Public qui n’a lui-même rien d’homogène en termes d’âges – il n’existe d’ailleurs pas d’équivalent « officiel » du seinen au féminin, même si nous utiliserons abusivement le terme de josei – et de centres d’intérêt. Dites-vous bien que n’importe quel genre – comédie, drame, science-fiction, que sais-je – peut être traité sous le prisme des shôjo.

Mais alors, où se situe le problème ? En France, le mot shôjo apparait dans les années 90 – notamment par l’intermédiaire de l’éditeur Tonkam – même si le premier shôjo publié (et le second dont l’adaptation fût diffusé à la télévision) n’est autre que Candy Candy, et sa réputation d’œuvre mièvre, froufrouteuse, et larmoyante. Chez Tonkam, les shôjo s’appellent plutôt X, Please Save My Earth, Fushigi Yugi, ou Angel Sanctuary, soit des titres souvent sombres, mêlant fantastique, action, drame, et personnages aux sentiments à fleur de peau, qui réussiront à toucher un public autant composé de lecteurs que de lectrices. Tandis que chez la concurrence, ce ne sont vraiment que Sailor Moon et quelques séries plus légères des CLAMP qui auront droit à une publication. Autant dire que nous distinguons alors deux tendances : une très « rose bonbon et paillettes », et l’autre beaucoup moins. Je vous laisse deviner laquelle va l’emporter.

Plus de quinze ans plus tard, les shôjo ont cessé d’être avant tout des manga pour devenir de la littérature féminine. Or, la littérature féminine n’a pas bonne presse. Si je vous dis Collection Harlequin ou Twilight, votre réaction de dégoût suffira à vous en faire la démonstration. Vous vous imaginez certainement des romans à l’eau de rose, des triangles amoureux, des princes charmants, ce genre de choses… Eh bien cela correspond peu ou prou à l’image que véhiculent désormais les shôjo, perçus uniquement comme des comédies romantiques en milieu scolaire. L’immense majorité de ceux publiés en France appartiennent à cette catégorie, et pour cause : ceux qui s’en affranchissent – comme celui qui nous intéresse aujourd’hui – se vendent peu, voire pas du tout. Pour une raison toute simple : d’un côté, il y a un lectorat qui recherche dans les shôjo les archétypes de cette littérature féminine, et de l’autre un lectorat qui rejette ces mêmes archétypes et par extension les shôjo. Ainsi, les titres sortant des sentiers battus sont condamnés à échouer.

 La couverture d'origine du tome 1. Non moins ambiguë mais le nom du magazine est indiqué.

La couverture d’origine du tome 1. Non moins ambiguë mais le nom du magazine est indiqué.

Pourtant, comme indiqué tantôt, la diversité existe. Au Japon, du moins. Donc le marché français pourrait proposer plus de facettes du shôjo. Sauf que peu d’éditeurs s’y intéressent réellement au-delà de leur aspect commercial, et même ceux-là doivent bien voir la réalité en face : c’est le bide assuré. Après, il existe bien quelques solutions pour passer outre.
Je me souviens, il y a de cela quelques années, Kana avait annoncé la publication de Trinity Blood. Jusque-là, aucun soucis. Sauf que c’était un shôjo, qu’ils vont incorporer à leur collection Dark Kana, indiquant au passage que les Japonais se sont trompés en le catégorisant comme un shôjo. Un non-sens, puisque cette catégorisation se fait à priori et conditionne l’écriture d’une série. Sur le coup, cela me choque. Un peu. Après coup, je me dis que c’était une décision logique : leur lectorat cible, ce n’était pas les lecteurs et lectrices de comédies romantiques en milieu scolaire, donc leur manga ne pouvait pas être offert au public français en tant que shôjo.

Comme les mots shôjo, shônen, et seinen n’ont absolument pas la même signification en France qu’au Japon, mais que les lecteurs Français les exigent malgré tout, les éditeurs ont trouvé la solution : ils les utiliseront aussi, mais en tant que noms de collection. Une comédie romantique, même publié dans un magazine shônen, aura ainsi toutes ses chances de se retrouver dans une collection shôjo, tandis qu’il vaut mieux éviter d’estampiller shôjo des titres sortant de la comédie romantique (déjà qu’il n’y en a pas des masses). Kids on the Slope est donc devenu un seinen, idem pour Gokusen, et c’est aujourd’hui Le Requiem du Roi des Roses qui rejoint la liste des manga travestis. Tandis que dans le sens inverse, le shônen Prunus Girl est vendu en tant que shôjo.
Même si cela ne garantit pas de bonnes ventes pour autant… D’autant que dans le cas présent, le coup de crayon de l’auteur reste très typé. Mais bon, après cette courte explication, passons au manga à proprement parler.

Si je vous dis Richard III ? Plusieurs possibilités. Soit vous me parlez du monarque britannique dont le corps fût retrouvé en 2012 lors de la construction d’un parking, soit de la pièce de William Shakespeare tirée de son règne et le présentant comme un tyran. Si l’homme a effectivement envoyé ses neveux à la Tour de Londres pour accaparer le pouvoir, la pièce en question exagère toutefois largement sa monstruosité.

Dans Le Requiem du Roi des Roses, Aya Kanno en fait un hermaphrodite gothique ultra-violent hanté par l’esprit de Jeanne d’Arc.

insérer ici une blague sur le Japon

Notre récit commence en 1452, en pleine Guerre des Roses, par la naissance de Richard, 3ème fils du duc Richard d’York. Hermaphrodite, né pendant un orage, sa mère voit en lui un signe funeste autant qu’une punition du ciel et le rejette immédiatement, tandis que son père lui vouera un amour aussi inconditionnel que réciproque. Mis à l’écart dès que le duc s’éloigne de la demeure familiale, il développe une personnalité renfermée, taciturne, voire carrément glauque, et prend rapidement en horreur son corps « anormal » ; il compense par un entrainement martial sévère, et l’ambition d’aider son père à atteindre son but : devenir roi d’Angleterre.

Notre héros pas du tout psychopathe

Notre héros pas du tout psychopathe

Un peu d’histoire. En pleine Guerre de Cent Ans, Henry IV, Duc de Lancaster, prend le pouvoir au détriment du souverain de l’époque, Richard II. S’ensuivra une guerre civile qui éloignera les Anglais des champs de bataille français : la Guerre des Roses. Celle-ci oppose deux familles de prétendants à la couronne : les Lancaster, symbolisés par une rose rouge, et les York, symbolisés par une rose blanche. D’où le nom. Et donc, Richard, notre héros, est un York.

Trois raisons m’ont poussé à commencer ce manga, dont le quatrième tome sort en ce mois de Janvier 2016 : parce qu’il est le fait de Aya Kanno, dont j’ai pu par le passé apprécier la série Otomen, parce que je me devais de soutenir un shôjo sortant des poncifs imposés en France, et parce que, aussi curieux que cela puisse paraitre, j’habite à Lancaster. A 10 mètres du château des Ducs de Lancaster (aujourd’hui reconverti en prison mais dépourvu de prisonniers). Je sais, c’est bizarre. Toujours est-il que tout ce qui se rapporte à la Guerre des Roses m’intéresse. Alors en manga, en shôjo, et par Aya Kanno… C’était juste une évidence, quoi !
Notons au passage que ce manga nous est proposé par Ki-oon. Cela n’a l’air de rien, mais en dit en réalité long sur la série. En effet, l’éditeur reste connu pour sa proportion à choisir des titres principalement en fonction des coups de cœur de son équipe ; or, autant les shôjo, ce n’est clairement pas leur truc, autant leur catalogue renferme nombre de séries médiévales plus ou moins fantastiques. C’est donc sans aucun doute cet aspect en particulier qui les aura poussés à publier ce manga.

N’étant que peu versé en lettres classiques – en particulier concernant leur volet anglophone – j’ignore à quel point le manga s’éloigne de la pièce de théâtre dont il prétend s’inspirer, tout comme j’ignore à quel point la pièce s’écarte de la réalité historique. Une chose est sûre : si La Rose de Versailles et son héroïne portant un uniforme napoléonien ont choqué votre âme d’historien en herbe, Le Requiem du Roi des Roses va vous traumatiser. Richard, notre héro(ïne), nous est dépeint comme un hermaphrodite torturé, sombre, et glauque, qui semble plus attiré par les hommes que par les femmes, même s’il souffre de problèmes relationnels qui l’empêchent de saisir ses propres sentiments. Et il n’est pas le seul protagoniste remanié pour les besoins du récit. A commencer par Henry VI, présenté comme un équivalent de Louis XVI : le pouvoir, ce n’est vraiment pas son truc, et qu’il se verrait plutôt exercer un métier manuel, au grand désespoir d’une épouse qui elle s’en accommode plutôt bien.

Roger, on t’avait dit de faire une couverture pour Ki-oon, pas pour Taifu Comics !

Roger, on t’avait dit de faire une couverture pour Ki-oon, pas pour Taifu Comics !

Le Requiem du Roi des Roses joue sur deux registres : le récit historique et le drame psychologique.
Alors, certes, « historique » pourrait paraître exagéré dans la mesure où, même si nous retrouvons les grands événements et les personnages majeurs de l’époque, l’auteur prend de nombreuses libertés pour le bien de son scénario (allant jusqu’à présenter Louis XI comme un beau gosse). Néanmoins, cela reste une série se déroulant dans l’Angleterre du XVème Siècle, à la fin de la Guerre de Cent Ans, pendant la Guerre des Roses, ce qui suppose son lot de batailles sanglantes, de jeux politiques, et de trahisons. Même sans savoir que tout cela s’inspire de faits réels, il s’agit d’une série passionnante par l’ampleur des événements, et prenant pour cadre des lieux et époques rarement traités dans les manga (à plus forte raison dans ceux publiés en France). Cela suffit à la rendre digne d’intérêt.
Les aventures de Richard, c’est un peu la petite histoire au sein de la Grande – du moins au début, avant qu’il ait à jouer un rôle de premier plan. Sa position en fait un spectateur privilégié du conflit – et il y prendra part très tôt – mais la mangaka s’attache à le développer au quotidien, dans ses relations avec son entourage, à commencer par ce père qu’il idolâtre, cette mère qui l’abhorre, la douce fille du Comte de Warwick, et surtout le mystérieux Henry, dont il ignore la véritable identité.

Si je devais apporter quelques précisions sur les shôjo, et donc sur ce qui les différencie concrètement des shônen – au-delà du public affiché – c’est que les auteurs jouent avant tout sur les personnages et leurs sentiments. Non pas que les shônen soient dépourvus de sentiments, mais pour vous donner un exemple : si dans un shônen la violence s’avère avant tout physique, les shôjo recourront plutôt à une violence psychologique, afin de blesser l’âme des protagonistes. Ce qui explique que les shôjo peuvent se montrer infiniment plus cruels, voire vicieux, que leurs pendants masculins, et s’autorisent plus facilement à traiter des sujets comme le viol ou le handicap.
Avec Le Requiem du Roi des Roses, nous nous trouvons clairement dans cette veine du shôjo où l’auteur ne se limite à l’amour comme unique sentiment évoqué, mais se permet une palette beaucoup plus larges d’émotions. Richard est un personnage torturé, victime d’hallucinations, capable de perdre pied et de calmer sa furie dans une mer de sang, mais aussi d’éprouver une passion sincère pour autrui, et qui peut aisément se montrer gêné lorsque confronté à des réactions qui rompent avec ses habitudes, ce qui en fait un héros atypique, à la fois glaçant et touchant, même parfois drôle (n’oublions pas le passif de la mangaka sur Otomen), et sans doute beaucoup trop humain pour son propre bien.

Vends-moi ton âme !

Vends-moi ton âme !

Forcément, Richard déstabilisera de nombreux lecteurs. Certains le trouveront trop sanguinaire, d’autres trop inconstant, mais beaucoup s’accorderont sur sa bizarrerie. Et pour que l’Histoire puisse suivre son cours, il lui faudra prendre des décisions qui n’aideront pas à le faire aimer du public. Une seule certitude : il détonne dans le paysage actuel. Et il s’agit sans doute de la plus grande force du Requiem du Roi des Roses : un manga consacré à Richard III, cela aurait pu être une fidèle adaptation de la pièce publiée par un éditeur qui s’entiche des classiques de la littérature, ou un seinen sanglant se voulant proche de la réalité historique. Mais il s’agit d’un shôjo, ce qui suggère une orientation unique, laquelle ose ici bouleverser le mythe et les attentes avec son héros à la fois homme et femme, prisonnier entre son destin et ses propres aspirations. Le tout en conservant l’environnement médiéval et le contexte guerrier et politique.
La meilleure chose à faire, c’est sans doute de considérer Le Requiem du Roi des Roses comme une transposition d’un classique et d’un fait historique majeur, mais orchestrée par une mangaka qui dispose de suffisamment de personnalité pour ne pas s’effacer derrière son projet. D’où ses parti-pris narratifs à la limite de l’hérésie, et un dessin qui, même s’il s’affranchit des trames fleuries si caricaturales des shôjo, reste profondément représentatif de cette catégorie de manga ; cela ressemble à l’idée que nous pouvons avoir des shôjo, mais pour traiter des événements qui n’ont à priori rien à faire là.

Si vous n’aimez pas les shôjo, lisez Le Requiem du Roi des Roses pour découvrir cette facette malheureusement trop peu populaire – et donc représentée – en langue française.
Si vous aimez les shôjo, lisez Le Requiem du Roi des Roses pour découvrir qu’il n’est pas forcément nécessaire de lire des shônen pour obtenir une dose d’action.
Et si vous n’avez aucun avis sur les shôjo, ben euh… lisez Le Requiem du Roi des Roses ?
En tout cas, je peux vous garantir que vous n’aurez jamais lu un manga comme celui-ci.

7 réflexions sur “Le Requiem du Roi des Roses : Richard au Royaume des Filles

  1. C’est vrai que les classifications des mangas leur sont parfois franchement défavorables (je pense à Husk of Eden, par exemple).

    Merci beaucoup pour l’article! Il me manquait un petit coup de pouce pour commencer la série, je pense que je vais m’y mettre. Je sais que d’un point de vue historique, le manga utilise en partie les rumeurs qui ont couru sur Richard III (comme son hermaphrodisme), forcément difficilement vérifiables. Le tout est de le savoir, après c’est que du plaisir.

    Le côté malsain est hyper tentant (y a pas de raison de changer ses passions…), puis le médiéval reste cher à mes yeux. ça sera bête de ne pas en profiter.

  2. Contente de voir que tu continues tes articles ^^
    C’est un titre que je lis depuis le premier tome. Je ne me suis pas sentie perturbée par le côté malsain (je suis plutôt de l’avis de Lili à ce sujet) et je trouve que les libertés prises avec l’Histoire permettent de construire des personnages profonds, réellement attachants. S’il ne fallait s’en tenir qu’aux faits avérés, on courrait aussi le risque de rester en surface (puisque ce qui est au-dessous reste souvent inconnu), de voir des personnages moins développés, de se concentrer sur une succession d’évènements.
    Lorsque Akata avait sorti des mangas historiques d’Aya Kanno, j’avais été surprise par la différence de ton et de graphisme par rapport à Otomen. Elle maîtrise très bien les deux et cela se confirme encore une fois ici.
    Asuka avait tenté le shôjo historique avec Cantarella (une adaptation des personnages très libre aussi, je n’aurais jamais imaginé Machiavel aussi… bref…), mais les ventes n’avaient pas du tout suivi. J’espère que Ki-oon saura mettre en valeur cette série qui le mérite largement.

    • Je trouve qu’Akata fait plus de pub’ pour ce titre (en retweetant la mangaka dès qu’ils en ont l’occasion) que Ki-oon… A mon avis, l’échec du titre vient aussi de là, et ce Requiem se serait sûrement mieux vendu chez Akata.

      Sinon, pareil, cet article est le petit plus qui me donne définitivement envie d’acheter le manga.

  3. Il est vrai que par rapport à ses habitudes, l’éditeur semble avoir moins mis le paquet niveau communication, ce qui pour un titre pareil ne pardonne pas. Alors que nous pourrions penser qu’ils auraient l’expertise nécessaire pour un imposer une oeuvre aussi casse-gueule…

  4. Pingback: 2015 : Le Bilan Manga en retard | Le Chapelier Fou

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