En France, le gekiga est mal défini, et cet article ne va pas améliorer les choses. Lorsque l’on parle de gekiga, on pense immédiatement à des figures comme Yoshihiro Tatsumi, Yoshiharu Tsuge ou encore au magazine Garo. Des œuvres littéraires, intellectuelles et expérimentales qui s’opposent au story manga de divertissement jugé enfantin à la Osamu Tezuka de ses débuts (La nouvelle île au trésor, Lost World, Metropolis). Cependant le gekiga est bien plus large que cela et se divise principalement en différents courants qui s’entrecroisent et dont certains sont des purs divertissements à base de violence, de sexe, de crimes, de samurais ou encore de yakuzas. Ces gekigas ont pour tête de gondole des auteurs tels que Takao Saitô et son interminable Golgo 13 ou encore Kazuo Koike, scénariste de génie à qui l’on doit Lady Snowblood, Crying Freeman ou encore Lone Wolf and Cub. Cet article les mettra en avant mais se concentre cependant sur le gekiga à la Garo, des bandes dessinées littéraires qui, à l’image de La vis, ont contribué à faire accepter le manga comme un art. Des auteurs emblématiques aux artistes incontournables, découvrez un guide introductif au gekiga pour bien débuter avant de creuser plus loin.
Avant-propos
Avant de débuter le guide, je tiens à dire que j’ai lu tous les gekigas sortis en français et quelques-uns en d’autres langues, essentiellement en anglais. Ce qui représente beaucoup de livres mais malgré tout un échantillon assez réduit de ce qui existe. C’est donc une évidence mais mes conseils se basent sur mes connaissances et mes goûts. De plus, le but du guide est de proposer des bouquins accessibles, c’est-à-dire qu’il faut qu’ils soient sortis en français tout en étant plus ou moins trouvables. Certains titres incontournables ne sont toutefois pas forcément disponibles en neuf ni même en occasion. L’exemple le plus connu étant Kamui Den, même si Kana va tenter de le réimprimer suite à l’annonce d’une publication américaine. Mais comme pour L’homme sans talent qui a été longtemps indisponible entre les éditions d’Ego comme X et Atrabile et qui a finalement été réédité alors que cela paraissait inespéré, il ne faut pas craquer et céder aux spéculateurs. Une réédition arrivera probablement un jour même si cela paraît désespéré, et en attendant, n’oubliez pas de regarder du côté des bibliothèques.
Ensuite si le gekiga a été très influent et l’est encore aujourd’hui, ce n’est pas grave si vous n’accrochez pas. Certaines œuvres sont très expérimentales, d’autres égocentriques et torturées, d’autres allant à l’encontre de l’idée du divertissement ne sont pas évidentes à lire. Ce n’est pas forcément facile d’accès et l’aura du gekiga peut effrayer. Mais il faut garder à l’esprit que certains très grands mangakas des années 70 comme Kazuo Kamimura ou Moto Hagio ne se sont pas gênés pour critiquer le gekiga ou s’en moquer. Ce n’est pas une figure de bon goût, seulement je ne peux que vous recommander d’au moins vous intéresser et de tester pour découvrir l’histoire du manga et des influences d’artistes actuels que vous aimez sans doute.
Dates clés et définitions
Avant de recommander des œuvres, voici quelques repères temporels et lexicaux qu’il faut connaître afin de bien se rendre compte du contexte de création. Car si le story manga se popularise au lendemain de la guerre, notamment dès 1947 avec La nouvelle île au trésor d’Osamu Tezuka, le gekiga naît la décennie suivante à Osaka. En 1957, Yoshihiro Tatsumi utilise pour la première fois le mot gekiga pour désigner un nouveau genre de manga plus dramatique, adulte et cinématographique que le story manga d’Osamu Tezuka dont il est un immense admirateur. Mais les dates ne sont pas immuables, si il parle de gekiga qu’à partir de fin 1957, certaines œuvres antérieures de l’auteur s’apparente à du gekiga. En 1959, il fonde l’atelier du gekiga, ou Gekiga Kôbô, avec sept autres membres dont Masahiko Matsumoto et Takao Saitô qui avaient réfléchi à d’autres noms pour parler de gekiga, à savoir respectivement komaga et setsuga. Le Gekiga Kôbô ne dure que quelques mois mais son existence installe le terme gekiga auprès du milieu puis du public et marque profondément l’histoire du média.
Les mangas sont à l’époque loués dans des librairies de prêt, on parle alors de kashihon. Seulement, dans les années 60, ces librairies sont en déclin. Les japonais pouvant s’acheter à présent des livres, le système de location devient obsolète. Cela est couplé avec l’avènement des magazines de publications de manga. C’est dans ce contexte que naît la revue Garo en 1964. Année où Tokyo est au centre du monde avec l’organisation des Jeux Olympiques et le lancement du Shinkansen. Le temps de l’après-guerre appartient au passé, place au renouveau, et Garo en est un des symboles. Le magazine est créé sous l’impulsion de l’éditeur Katsuichi Nagai et du mangaka Sanpei Shirato, connu pour Kamui Den. Le premier numéro accueille en ses pages Shigeru Mizuki, qui est déjà une vedette du manga grâce à Kitaro le repoussant, ainsi que Gôseki Kojima que l’on connaît en France car il deviendra le dessinateur de Lone Wolf and Cub à partir de 1970. Ils sont ensuite rejoints par de nombreux artistes comme Yoshiharu Tsuge et Ryôichi Ikegami qui contribuent à faire de Garo un succès populaire alors que sa ligne éditoriale est profondément politique, ancrée dans la gauche marxiste, et expérimentale.
Le magazine Garo s’achève en même temps qu’un autre événement sportif se déroulant au Japon : la coupe du monde de football 2002, organisée conjointement avec la Corée du Sud. Il compte parmi ses derniers talents des auteurs comme Usamaru Furuya ou Kiriko Nananan, qui dépassent très largement le cadre du gekiga dans l’imaginaire commun. Mais le magazine Garo fait des petits, comme la revue Comic Baku qui ne dure que l’espace de 15 numéros entre 1984 et 1987 et surtout le magazine Ax qui continue à paraître depuis 1998. Lancé en 2014, le site de manga Torch est également perçu comme un successeur de Garo dont l’esprit perdure dans des cercles plus alternatifs.
Les fondateurs
Pour commencer, intéressons-nous aux au fondations du gekiga avec des artistes qui étaient là à l’origine du mouvement et qui ont fait sa légende. Ce sont les bases à avoir avant de creuser plus en profondeur dans le gekiga. En outre, leurs récits sont plus facilement abordables, loin des expérimentations littéraires, du non-sens et du surréalisme chers à leurs successeurs.
Yoshihiro Tatsumi, initiateur du gekiga
À l’origine du mot gekiga, il y a un artiste : Yoshihiro Tatsumi. Il est à la fois un pionnier et une figure incontournable de la bande dessiné japonaise dramatique aussi bien d’action que littéraire, représentant ainsi à lui seul les deux courants principaux du gekiga. Si le gekiga devait avoir un Dieu, ce serait Yoshihiro Tatsumi sans discussion possible, et cela tombe bien puisqu’il a publié la Bible du gekiga. Une vie dans les marges revient en l’espace de deux volumes publiés aux éditions Cornélius sur la jeunesse de Hiroshi Katsumi, avatar de l’auteur. Il y raconte à la fois son enfance, le Japon de l’époque mais aussi et surtout la création du gekiga et la distance prise avec le story manga de divertissement de son idole, Osamu Tezuka. Pour qui souhaite s’intéresser au gekiga, Une vie dans les marges est un passage obligatoire tant il est riche en informations et en anecdotes. Vous y comprendrez mieux ce qu’est réellement le gekiga, ce qui a mené à sa naissance et pourquoi il a révolutionné le manga.
Cependant, il serait dommage de réduire un auteur aussi important que Yoshihiro Tatsumi à son autobiographie, aussi passionnante soit-elle. C’est un artiste qui a publié de nombreuses fictions que l’on a pu découvrir en France dès 1978 dans le magazine Le cri qui tue puis en 1983 aux éditions Artefact avec Hiroshima, qui contenait deux histoires courtes, Good bye et Enfer, qui ont été rééditées depuis. Durant le début des années 2000, l’auteur revient au devant de la scène aux éditions Vertige Graphic qui publient Coup d’éclat, Les larmes de la bête et Good bye. Mais c’est en 2008 que le premier vrai ouvrage de référence autour de l’auteur sort aux éditions Cornélius : il s’agit de L’enfer.
Depuis 2015, la même maison d’édition publie une nouvelle série d’anthologies avec Cette ville te tuera et Rien ne fera venir le jour. Ces nouveaux recueils s’imposent dès lors comme des références absolues pour découvrir les récits de l’auteur. Il y développe une vision noire du Japon et de l’âme humaine tout en s’intéressant aux marginaux et à la face cachée de la société. On retrouve des codes narratifs et un style résolument moderne qui vont bouleverser l’histoire du manga en invitant les adultes à lire à leur tour de la bande dessinée, média alors réservé aux enfants.
Masahiko Matsumoto, dans l’ombre
Comme Yoshihiro Tatsumi, il était là aux débuts, a pensé le gekiga et a écrit une autobiographie : Masahiko Matsumoto est une figure incontournable du gekiga mais néanmoins méconnue. Paru aux éditions Le Lézard Noir, son œuvre Gekiga Fanatics est un complément parfait à Une vie dans les marges. Lui aussi revient sur cette époque de création du gekiga en parlant notamment de ses confrères plus connus que sont Yoshiharu Tatsumi et Takao Saitô. Gekiga Fanatics est un document rare et important pour en savoir davantage sur le courant mais aussi sur les auteurs qui l’ont fondé.
Et toujours comme Yoshihiro Tatsumi, on peut également le découvrir avec ses histoires courtes dans un recueil intitulé La fille du bureau de tabac et publié aux éditions Cambourakis. C’est l’occasion de constater toute sa sensibilité qui contraste avec les sujets difficiles qu’il aborde comme l’avortement ou la pauvreté. Des nouvelles écrites dans les années 70 qui dressent le portrait des marginaux, figures oubliées de la société que l’on retrouve souvent dans le gekiga.
Sanpei Shirato, féodal et politique
Impossible de passer à coté de Sanpei Shirato, qui se trouve aux fondations du magazine Garo en 1964 et qui a influencé et rassemblé de nombreux auteurs à travers le temps. Il est particulièrement connu pour son manga de ninja Kamui Den, publié en quatre épais volumes par les éditions Kana et qui est une figure essentielle du gekiga. Il transpose les problématiques de la société japonaise de son époque dans le Japon féodal afin de livrer une grande fresque marxiste. Le gekiga est plus politique que jamais et sert désormais à enseigner la lutte des classes à ses lecteurs.
Takao Saitô, le gekiga commercial
Le gekiga est perçu comme du manga d’auteur, néanmoins une partie du gekiga est commerciale. Et Takao Saitô en est son plus digne représentant. Preuve en est, son impressionnant de longévité Golgo 13, dont deux anthologies sont parues chez Glénat, continue sa publication malgré le décès de l’artiste. Avec 209 tomes à ce jour, il est le manga le plus long du monde, ce qui contraste fortement avec l’image qu’à le gekiga aux yeux du public occidental. Pour arriver à cela, il a très tôt emprunté son propre chemin et a crée son studio de production avec de nombreux employés.
Il n’a cependant pas fait qu’un manga dans sa vie, loin de là, puisqu’il est aussi connu pour ses séries de survie, notamment Survivant publié en français par les éditions Milan. Toujours suivant une vision très commerciale du manga, il a connu une nouvelle version, cette fois dessinée par Akira Miyagawa et publiée chez nous aux éditions Vega. On lui préfère toutefois Breakdown, un autre gekiga de survie que les éditions Vega devraient publier en français en 2024.
Ce serait tout de même dommage de réduire Takao Saitô à ses récits d’action, quand bien même ils sont très importants dans l’histoire du manga. L’auteur a également dessiné des récits plus intimistes comme en témoigne Confidences d’une prostituée, publié aux éditions Akata. Dans ce gekiga, il se base sur ses souvenirs de jeunesse pour rendre hommage aux travailleuses du sexe qu’il rencontrait dans le salon de coiffure de son père. En résulte une œuvre plus personnelle dans l’esprit du gekiga de ses collègues, c’est-à-dire qui met en lumière sans artifice des personnes oubliées par la société et les récits classiques.
Shigeru Mizuki, le maître du yôkai
Shigeru Mizuki est un cas à part car il est un auteur populaire avant même de se lancer dans le gekiga, notamment avec son emblématique série Kitaro le repoussant ou encore Akuma-kun, qui sortira pour la première fois chez nous au courant de l’année 2024. En France, l’auteur est d’ailleurs publié par les éditions Cornélius. Comme Takao Saitô, il fonctionne avec un studio et donne des rôles importants à ses assistants, parmi lesquels on compte Yoshiharu Tsuge et Ryôichi Ikegami. Avec Kitaro le repoussant justement, il fait sa légende dans le récit de yôkai, ces créatures du folklore japonais qu’il remet au goût du jour. Il signe également Micmac aux enfers, une version gekiga et surtout plus sombre de Kitaro, qui est un véritable bijou. Pour lire Kitaro, voici un guide de ce qui est publié aux éditions Cornélius : Kitaro le repoussant (11 tomes), Micmac aux enfers (1 tome), Les voyages de Kitaro (2 tomes).
Les yôkai justement, on les découvre dans d’autres de ses récits tels que les trois tomes de Mon copain le Kappa et 3 rue des mystères, recueil d’histoires courtes en deux volumes. Mais aussi dans plusieurs livres d’illustrations. Seul ouvrage publié par Pika, Le dictionnaire des yôkai est une encyclopédie illustrée incontournable. Ses artbooks Yokai et Mononoke nous plongent dans ses merveilleuses illustrations sur les créatures surnaturelles. Dans l’artbook Yokaido, Shigeru Mizuki revisite des estampes d’Utagawa Hiroshige à la sauce yôkai, faisant ainsi un pont entre les époques. Enfin, avec À l’intérieur des yokai, le dessinateur réalise des plans de coupes anatomiques des créatures folkloriques, l’occasion de prolonger l’apprentissage du dictionnaire des yôkai. À noter qu’il existe une version en fascicule consacrée aux personnages de Kitaro le repoussant et intitulée À l’intérieur de Kitaro.
En somme Shigeru Mizuki peut se définir comme étant le mangaka des yôkai. Il les a popularisés à travers ses mangas et différents livres. Et pour découvrir d’où lui vient sa passion pour les yôkai, il faut lire l’incontournable Nonnonbâ. Un magnifique récit qui s’inspire de son enfance dans lequel un enfant se lie d’amitié avec une vieille dame qui lui raconte des histoires de yôkai. Ce gekiga autobiographique nous fait voyager aux sources de la carrière de l’auteur tout en dressant un portrait d’un Japon d’avant-guerre où se mêlent superstitions et croyances. À travers cette relation intergénérationnelle, Shigeru Mizuki fait l’éloge de l’invisible et transmet à son tour les légendes oubliées.
Shigeru Mizuki se prend de passion pour l’autobiographie et en réalise une plus conséquente. Bien nommée Vie de Mizuki, cette série s’étale sur trois volumes racontant le parcours de l’auteur à différentes périodes de son existence. Ce récit est l’occasion d’en découvrir davantage sur l’auteur et son art, mais aussi sur le Japon, marqué par les guerres et qui évolue en toile de fond. Il dépasse largement le cadre du portrait d’un homme, promesse de départ, pour devenir le portrait d’un pays.
L’occasion de rappeler que Shigeru Mizuki a participé à la guerre, il y a même perdu un bras, et l’a dessinée, non sans une idéologie pacifiste. Dans Opération Mort, il en représente son horreur et son absurdité. Il crée un décalage entre ses personnages cartoons et des décors réalistes, comme pour mieux représenter la cruauté de la réalité sur des êtres qui ne sont pas à leur place. Avec Hitler, il dessine une biographie ramenant le dictateur allemand à son statut d’homme afin de mieux rappeler à quel point l’horreur de la guerre est avant tout celle des hommes. Il se fait ainsi l’auteur de la cruauté de l’humanité, contrastant avec le monde fantastique des yôkai qui a fait sa renommée.
Les incontournables
Maintenant que les bases sont posées, découvrons des artistes incontournables du gekiga qui ont fait sa légende et qu’il convient de lire immanquablement lorsque l’on souhaite s’intéresser au sujet. Ils sont le cœur du gekiga littéraire, s’éloignant du divertissement afin de parler aussi bien d’eux-mêmes que du Japon en mouvement ou des problématiques de la société.
Yoshiharu Tsuge, le génie
Longtemps, la publication française autour de Yoshiharu Tsuge est restée cantonnée à L’homme sans talent, une anthologie dessinée au crépuscule de sa carrière et publiée aux éditions Ego comme X en 2004. Les fans les plus avertis pouvaient retrouver une histoire courte, à savoir Divagation dans le numéro consacré au manga du magazine Bang de Casterman. Un contenu bien léger pour l’artiste le plus important du gekiga. En effet, Yoshiharu Tsuge est un pionnier de plusieurs genres dont le watakushi manga, récit en partie autobiographique emprunté à la littérature qui s’appuie sur l’expérience personnelle de l’auteur. Chose que l’on retrouve notamment dans L’homme sans talent, réédité en 2018 aux éditions Atrabile. À travers un avatar, l’auteur revient sur sa fuite du manga et ses tentatives de reconversion au sein d’histoires où, non sans sarcasme et poésie, il fait l’éloge de sa propre misérabilité.
Yoshiharu Tsuge s’éloigne du divertissement depuis ses débuts dans le magazine Garo, deux décennies avant L’homme sans talent. On peut le découvrir avec une série d’anthologies publiées aux éditions Cornélius, qui débute dès 1965. Je recommande fortement de les lire dans l’ordre chronologique des publications japonaises, à savoir Le marais, Les fleurs rouges, La vis, La jeunesse de Yoshio, Saisi par la nuit et Désir sous la pluie. Vous y découvrirez les histoires courtes qui ont fait sa légende, avec lesquelles il a révolutionné le manga, ses thématiques, ses codes narratifs, son approche mais aussi sa perception, contribuant alors à le faire accepter comme un art.
Seiichi Hayashi, esthète du quotidien
Seiichi Hayashi est sans l’ombre d’un doute l’un des artistes les plus élégants de Garo, et ce n’est pas pour rien qu’il deviendra un illustrateur renommé au Japon. Son œuvre phare est sans conteste Élégie en rouge, qu’il adapte d’ailleurs lui-même en animation, énième preuve qu’il est artiste touche-à-tout. Ce récit publié aux éditions Cornélius raconte la vie d’un couple au cœur d’un Japon en mouvement. Malgré les pressions sociales, les personnages ne demandent qu’à s’aimer, à être indépendants et à vivre librement. Seiichi Hayashi multiplie les trouvailles graphiques et narratives pour décrire le quotidien de ses personnages faisant écho à la jeunesse japonaise de la fin des années 60.
Shinichi Abe, l’antre de la folie
Shinichi Abe s’inscrit dans le sillage de Yoshiharu Tsuge en dessinant des récits maladifs inspirés de sa propre intimité. Il se livre totalement dans de troublantes histoires à la fois ingénieuses dans leur construction et déconcertantes par certaines ruptures de ton, ou même de style. Il s’intéresse également à sa région natale, Chikuhô, et aux ouvriers de ses mines de charbon. Ce qui donne à ses productions un mélange déstabilisant entre nostalgie du temps passé et discours politiques à travers un dessin dont le réalisme pourrait faire penser à du documentaire. Shinichi Abe a été publié pour la première fois en France aux éditions Picquier en 2006 avec Paradis, puis chez Le Seuil avec Une bien triste famille et Les amour de Taneko, et enfin il est arrivé aux éditions Cornélius avec Un gentil garçon. Je recommande ce dernier afin de découvrir l’artiste en profondeur mais aussi et surtout Les amours de Taneko où la réalité se mêle à la fiction au cours d’un ouvrage qui ne laisse pas indifférent. De toute façon, Shinichi Abe étant un auteur d’exception, tous ses livres sont à lire.
Maki Sasaki, onirisme et surréalisme
Maki Sasaki est un auteur sensationnel que l’on peut découvrir dans Charivari, anthologie impressionnante publiée aux éditions Le Lézard Noir. Il est l’un des plus grands talents issus des pages du magazine Garo, et il est immédiatement reconnaissable grâce à son style hors du commun qui mélange surréalisme et onirisme à une imagerie pop. Des récits d’avant-garde pour mieux parler de la société d’alors, critiquant les guerres ou encore les inégalités sociales. Les histoires de Maki Sasaki sont décousues, quand il ne s’enfonce pas dans le non-sens. Cela peut être parfois difficile à suivre, voire même à saisir, néanmoins les performances graphiques sont toujours évidentes et valent le coup de prendre le temps d’y réfléchir.
Susumu Katsumata, campagne et anticipation nucléaire
Avertissant des risques du nucléaire notamment liés à la centrale de Fukushima, mettant en avant les populations pauvres recrutées dans les centrales, Susumu Katsumata est un auteur ayant une approche scientifique et politique très intéressante, que l’on pourrait presque qualifier d’anticipation. On la découvre dans Poissons en eaux troubles, indispensable anthologie parue aux éditions Le Lézard Noir. Elle nous montre également d’autres facettes de l’auteur que l’on pouvait déjà observer dans Neige rouge, autre anthologie tout aussi immanquable quant à elle publiée par Cornélius. Il s’est fait la voix d’un Japon reculé, un monde rural d’autrefois que la modernité tend à faire oublier. Il a dessiné ses habitants et son folklore, témoignant de leur existence avec poésie.
Kazuichi Hanawa, le prisonnier
En 1994, Kazuichi Hanawa est incarcéré pour détention illégale d’arme à feu. Le mangaka passe trois années en prison, une expérience qu’il raconte au sein de son récit emblématique Dans la prison. D’abord publié en français par Ego comme X dès 2005, le livre a été réédité aux éditions Le Lézard Noir en 2021. Incontournable absolu du gekiga, ce titre raconte de manière détaillée son quotidien à l’intérieur de la prison, présente les autres détenus, les activités. L’auteur prend de la distance dans son récit pour donner l’impression de réaliser un documentaire neutre sur le système carcéral japonais, mais cette prise de position ne fait qu’appuyer sa critique froide d’un monde absurde et autoritaire.
Il raconte son parcours l’ayant mené en prison dans le manga bien nommé Avant la prison, dont seul le premier volume est paru aux éditions Vertige Graphic. Il y décrit sa fascination pour une arme à feu rouillée qu’il tente de restaurer. Une obsession qu’il couple à celles de Natsume, l’héroïne de son manga Tensui qu’il dessinait à l’époque où il a été arrêté. Avant la prison se divise ainsi en deux parties distinctes, entre l’autobiographie de l’auteur et les aventures de son personnage dans un Japon médiéval fantastique. Tensui est un manga en deux volumes publié en français aux éditions Casterman. Dans cette série, Kazuichi Hanawa explore le folklore japonais à travers une petite fille à la recherche de sa mère qui se lie d’amitié avec un kappa.
Il faut dire que les histoires mystiques et folkloriques du Japon médiéval, c’est l’une des marques de fabrique de cet auteur. On peut en découvrir davantage à l’occasion de deux recueils publiés aux éditions Kana : Contes du Japon d’autrefois et Contes fantastiques. Il y réinterprète notamment des contes connus des japonais avec son style bien lui, à la fois rond et chargé en détails tout en basculant vers le récit de genre, navigant entre l’horreur et la science-fiction.
Kazuichi Hanawa est également un précurseur de l’eroguro en manga, contraction entre érotisme et grotesque. On retrouve ses récits à la fois littéraires et théâtraux dans l’anthologie La demeure de la chair, publiée aux éditions Le Lézard Noir. Ces œuvres aussi puissantes que perverses témoignent une nouvelle fois du goût de l’artiste pour le Japon d’antan mais aussi pour les récits de genre.
Pour aller plus loin
Derrière les figures incontournables du gekiga se cachent des artistes tout aussi intéressants qu’il convient de découvrir afin d’affiner sa connaissance du média. Et surtout de rencontrer des personnalités fortes, qui ont des choses à raconter que ce soit sur elles-mêmes ou sur la société japonaise tout en se jouant des codes narratifs et visuels du neuvième art. Pour aller plus loin dans votre découverte du gekiga, je vous invite à les lire.
Yû Takita, vie de quartier
Influencé par Yoshiharu Tsuge, Yû Takita se spécialise dans le watakushi manga, même s’il dessine également quelques récits de samurai qui se distinguent par son sens de l’humour. À travers ses œuvres inspirées de sa vie, il dessine le Japon de son enfance, laissant ainsi un témoignage précieux sur l’avant-guerre et le début des troubles. Ses récits sont doux, amusants et poétiques, conférant une étrange sensation de confort nostalgique. Yû Takita se démarque par son style graphique immédiatement reconnaissable, notamment avec ses personnages dotés d’une grosse tête. Le côté cartoon du dessin couplé aux dessins de l’enfance rappellent sans mal Shigeru Mizuki et notamment son Nonnonbâ. Pour le découvrir, deux recueils sont sortis en France en 2006, à savoir Histoires singulières du quartier de Terajima aux éditions Le Seuil et puis Chauds, chauds les petits pains et autres ragots du quartier aux éditions Picquier.
Kuniko Tsurita, une femme dans Garo
Il ne faut bien sûr pas réduire Kuniko Tsurita à son genre lorsque l’on parle d’elle, néanmoins il convient de l’aborder car elle débute dans Garo dans les années 60, ce qui en fait une pionnière pour le meilleur et pour le pire. Le gekiga féminin ne se développe que dans les années 70 avec de grandes autrices de shôjo manga comme Miyako Maki et Eiko Hanamura qui ont envie d’explorer des récits plus adultes ou encore une mangaka telle que Murasaki Yamada qui devient de plus en plus influente. Publiée dans Garo pour la première fois dès 1965, Kuniko Tsurita fait face à un univers très masculin qui ne comprend pas pourquoi elle ne publie pas plutôt du shôjo manga. Malgré son talent indéniable, sa carrière est très contrastée et il est évident qu’elle aurait davantage marqué l’histoire du manga si elle avait été publiée dans un contexte moins misogyne et également si elle n’était pas décédée aussi jeune, à seulement 37 ans. Quoiqu’il en soit, il reste des récits absolument géniaux réunis pour la plupart dans l’anthologie L’envol des éditions Atrabile. On peut y déceler son goût pour la littérature et son envie de bousculer les conventions graphiques et narratives du manga. Mais plus encore, les histoire de Kuniko Tsurita marquent par les thématiques qu’elle aborde, l’autrice parlant tour à tour du capitalisme, de la misogynie, du harcèlement ou encore de l’homosexualité. Des thèmes en avance sur son temps dans le manga, même pour le magazine d’avant-garde Garo.
Ôji Suzuki, la poésie de l’être
Artiste touche-à-tout, Ôji Suzuki est surtout connu pour ses gekigas. Publié notamment dans le magazine Garo, l’auteur dépeint non sans poésie le charme des souvenirs et des moments de vie. On a pu le lire en français avec ses recueils Bleu Transparent et Le Kimono Rouge parus respectivement en 2006 et 2007 aux éditions Le Seuil. Cependant, pour avoir une meilleure vision de l’étendu de son talent, il vaut peut-être mieux le découvrir avec sa merveilleuse anthologie La fille à la moto parue en 2022 aux éditions Atrabile. Sorti quant à lui en 2006 aux éditions Picquier, Vaste le ciel est un récit assez particulier dans la bibliographie de l’auteur. Dessiné sur plusieurs décennies, il s’agit d’un conte philosophique dans le Japon du 19e siècle tout en étant une ode à la ruralité.
Mizumaru Anzai, nostalgie de l’enfance
Comme Seiichi Hayashi ou encore Maki Sasaki, Mizumaru Anzai est un illustrateur reconnu qui a fait les beaux jours du magazine Garo. Il revient avec poésie sur des moments et des émotions de son enfance dans des recueils tels que Période Bleue et Tokyo Élégie, parus respectivement aux éditions Cornélius et IMHO en 2023. Il devrait être de retour à la rentrée 2024 avec Bourrasque de printemps. Ses histoires marquent par leur finesse et leur poésie, l’auteur alliant des dessins élégants à des textes travaillés. Il représente les décors chargés en souvenirs d’un Japon appartenant au passé, accentuant de ce fait le sentiment de nostalgie présent dans ses superbes récits.
Shôhei Kusunoki, l’auteur du peuple
Disciple de Sanpei Shirato, Shôhei Kusunoki décède trop jeune pour exprimer son plein potentiel, à seulement 30 ans, des suites d’une longue maladie qui le poursuit depuis le collège. Néanmoins, il a publié quelques magnifiques histoires courtes réunies en français dans les recueils La promesse et Peuple invisible sortis respectivement en 2009 et 2020 aux éditions Cornélius. On y rencontre un auteur talentueux qui parle des sentiments du peuple japonais de l’époque Edo à l’après-guerre en se basant sur leur quotidien. Des récits à la consonance résolument politique dont la puissance des messages rappelle son mentor.
Murasaki Yamada, vision féministe
Murasaki Yamada fait ses débuts en 1969 dans le magazine COM avant d’être publiée notamment au sein de Garo où elle rencontre un important succès d’estime. Elle a eu pour assistantes et influencé Hinako Sugiura et Yôko Kondô, qui deviendront à leur tour des figures féminines essentielles du gekiga. Ses récits sont par ailleurs marqués par son féminisme tout en étant inspirés de sa propre expérience. On pourra la découvrir pour la première fois en français grâce aux éditions Kana qui publieront Shin Kirari, son œuvre phare, en août 2024.
Tadao Tsuge, le petit frère
Petit frère de Yoshiharu Tsuge, il est forcément dans l’ombre de la figure la plus incontournable du gekiga. Mais au-delà des liens familiaux, les récits de Tadao Tsuge sont particulièrement passionnants. Il s’intéresse à la société japonaise et ses figures marginales. Il s’inscrit en cela dans la lignée de Yoshihiro Tatsumi, dévoilant au grand jour la face cachée du pays. Malgré tout, ses expérimentations graphiques font écho à des auteurs plus autocentrés comme son frère ou Shinichi Abe. Cela fait de Tadao Tsuge un artiste insondable qui n’a jamais cessé de dessiner. Longtemps inédit en France, on pourra le découvrir dès février 2024 grâce aux éditions Cornélius qui vont publier l’anthologie Contes du caniveau pour débuter avant de sortir un second recueil plus tard.
Cas à part
À mi-chemin entre le manga et le gekiga, certains artistes sont des cas à part. De magnifiques inclassables rappelant que la frontière entre les deux s’est affinée d’années en années jusqu’à devenir subjective. L’appellation gekiga est même devenue commerciale au fil du temps, tranchant avec l’idée du manga d’auteur telle qu’on se la représente. Ce n’est évidemment pas le cas des quatre mangakas présentés dans cette catégories, qui comptent parmi les plus importants et influents de l’histoire du média.
Kazuo Kamimura, apôtre de l’élégance
Difficile de faire auteur plus élégant que Kazuo Kamimura dont le style s’éloigne du trait réaliste et des dessins surchargés de ses collègues du gekiga pour se rapprocher de la finesse des estampes de l’ukiyo-e. Il débute le manga à la fin de années 60 et émerveille les années 70 de son talent sans pareil. C’est surtout avec Lorsque nous vivions ensemble qu’il atteint la renommée. Succès populaire, cette série racontant la vie d’un couple vivant dans leur petit appartement sans être marié résonne avec les attentes de la jeunesse de l’époque en étant en avance sur les thématiques sociétales qu’il aborde. Il devient alors l’un des mangas les plus influents de l’histoire du média. La même année, en 1972, Kazuo Kamimura débute aussi son autre manga le plus reconnu : Lady Snowblood, qu’il dessine selon un scénario de Kazuo Koike. Cette histoire de vengeance d’une femme dans l’ère Meiji aux fortes connotations politiques va devenir à son tour influente, notamment dans le milieu du cinéma.
En France, l’auteur est essentiellement publié aux éditions Kana, et un peu par Le Lézard Noir et autrefois par Asuka. Pour le découvrir au-delà de ses deux récits cultes, La plaine du Kantô semble tout indiqué. L’auteur livre un récit personnel sur l’après-guerre, entre des rapports humains passionnants et des descriptions de paysages magnifiques. Un récit riche et dramatique sur ce qu’est grandir. Mais plus généralement, tous ses titres valent le coup de s’y pencher tant ils débordent de passion et de vice toujours avec lyrisme.
Kazuhiko Miyaya, sexe et politique
L’œuvre de Kazuhiko Miyaya est à la fois influente et controversée tant elle déborde de tous les excès. On a pu le découvrir en France à partir de 2010 aux éditions Vertige Graphic avec son anthologie L’éveil. Des histoires où se mêlent amitié et politique avec un ton sombre et sociétal. Il dessine des motards, inspirant Katsuhiro Ôtomo pour Akira et le furyô en général. L’auteur sera de retour chez nous en juin 2024 aux éditions Le Lézard Noir avec Sexapocalypse. Cette anthologie encore plus radicale montre la face obscure de Kazuhiko Miyaya, un auteur qui dessine les vices et les tabous de la société au sein d’obscurs récits. Son style réaliste et brutal s’oppose à ses mises en scène recherchées, son goût pour le symbolisme et les nouvelles littéraires. Un mélange audacieux qui donne naissance à une poésie macabre et dépravée absolument fascinante.
Miyako Maki, le manga féminin
Autrice phare du shôjo manga depuis la fin des années 50, Miyako Maki se tourne vers le récit à destination des adultes durant les années 70, s’inspirant notamment des mangas de Kazuo Kamimura. L’occasion de rappeler le lien entre le gekiga et le josei manga qui continuera à s’étoffer dans les années 80 avec des autrices révolutionnaires telles que Kyôko Okazaki et Erica Sakurazawa. On peut découvrir Miyako Maki en français grâce aux éditions Le Lézard Noir qui ont publié Les femmes du zodiaque. Dans cette anthologie en deux volumes, l’autrice dessine des portraits de femmes abordant aussi bien l’indépendance que la sexualité. Elle représente la féminité avec un regard sociétal et style aussi élégant que raffiné faisant partager les grandes émotions de ses personnages.
Jirô Taniguchi, observer le monde
Jirô Taniguchi est un auteur que l’on ne présente plus tellement il s’est imposé en France comme un incontournable de la bande dessinée, dépassant ainsi très largement son étiquette de mangaka. Et pourtant, lorsque l’on parle de gekiga, il convient d’aborder le cas de Jirô Taniguchi tant il a dessiné de nombreux mangas littéraires mais aussi des gekigas d’action. Commençons par le genre auquel on pense immédiatement lorsqu’il est question de l’auteur : la tranche de vie. Quartier Lointain et Le journal de mon père sont ses deux grands classiques, l’auteur parvenant à être bouleversant en transmettant sa vision de la vie et de la famille avec pourtant beaucoup de légèreté. C’est ce que l’on retrouve dans les flâneries de L’homme qui marche ou dans son manga culinaire Le gourmet solitaire, des œuvres qui accordent de l’importance au fait de prendre son temps. On dit souvent qu’il est proche des bandes dessinées européennes mais en fin de compte il est dans la lignée du cinéma de Yasujirô Ozu ou de la littérature classique japonaise à laquelle il rend hommage à travers Au temps de Botchan.
Loin de la poésie et de la douceur d’Un zoo en hiver par exemple, Jirô Taniguchi a également dessiné de nombreux gekigas d’action. Il brille particulièrement dans les mangas de détective comme on peut s’en rendre compte notamment dans les pages de Trouble is my business où son style graphique étonnamment sombre se marie à la perfection aux histoires de Natsuo Sekikawa. Il s’essaie aussi avec réussite au récit de samurai avec Kaze no Shô, au western avec Sky Hawk et même à la science-fiction avec Ice Age Chronicle of the Earth et surtout Icare, qu’il crée avec Moebius. Il s’intéresse même à des sports de combat comme la boxe avec Blue Corner et le catch avec Garôden, se faisant ainsi un représentant de la noirceur et de la violence humaine.
Le troisième grand thème qui traverse l’œuvre de Jirô Taniguchi est l’amour pour la nature et les animaux, accompagné du goût pour représenter le monde sauvage. Cela se couple parfois au gekiga d’action comme Les enquêtes du limier ou à la tranche de vie à l’instar de Nos compagnons. Cependant, son manga mettant l’homme à l’épreuve de la nature le plus marquant est sans nul doute Le sommet des dieux. Avec cette série en cinq volumes, Jirô Taniguchi parvient à retranscrire l’essence de l’alpinisme en manga.
Jirô Taniguchi a dessiné de nombreux autres projets intéressants comme Les gardiens du Louvre en collaboration avec le fameux musée, Venise qui est un mélange entre artbook et carnet de voyage très personnel, son Encyclopédie des animaux de la Préhistoire prouvant une nouvelle fois son affection pour le naturalisme ou encore La Forêt Millénaire, son manga posthume. La bibliographie de Jirô Taniguchi est en somme aussi riche que dense, explorant de nombreux thèmes avec talent.
Action et vérités
Des mangas de sabre à ceux de yakuza, l’action est indissociable du gekiga comme on a déjà pu le voir avec des titres aussi différents que Kamui Den et Golgo 13. On continue à explorer le genre avec des auteurs incontournables du gekiga, qui font sa légende encore aujourd’hui en s’éloignant cependant de la vision de Garo dans l’imaginaire collectif. Ce n’est d’ailleurs pas pour autant que certains d’entre eux ne sont pas littéraires ou n’ont pas participé au célèbre magazine, loin de là.
Kazuo Koike, le plus grand des scénaristes
Ce qu’il y a de bien lorsque l’on parle de Kazuo Koike, c’est que l’on mentionne certains des plus grands dessinateurs de l’histoire du manga : Kazuo Kamimura, Ryôichi Ikegami, Gôseki Kojima ou encore Hideki Mori avec qui il a respectivement donné naissance à Lady Snowblood, Crying Freeman, Lone Wolf and Cub et Kajô – la corde fleurie. D’ailleurs ces auteurs se sont croisés sur les mêmes œuvres puisque Ryôichi Ikegami a remplacé Kazuo Kamimura à l’occasion du gaiden de Lady Snowblood et que Hideki Mori a repris le flambeau de Gôseki Kojima pour la suite de Lone Wolf and Cub.
Les scénarios de Kazuo Koike sont teintés de violence, d’érotisme mais aussi de profondes critiques sociales. L’auteur n’hésite pas à s’en prendre aux institutions en place quand bien il transpose certains de ses récits comme Lady Snowblood et Lone Wolf and Cub dans le passé, à la manière de Sanpei Shirato avec son Kamui Den. Mais surtout, ses histoires sont brillamment racontées avec un souci de fluidité et une narration cinématographique. Pas étonnant alors à ce que ses mangas se portent à merveille sur grand écran. De plus, Kazuo Koike a mis en place le Gekiga Sonjuku, le programme pour apprendre à faire du gekiga qu’ont notamment fréquenté Rumiko Takahashi (Urusei Yatsura), Naoki Yamamoto (Asatte Dance), Tetsuo Hara (Hokuto no Ken) et Keisuke Itagaki (Baki).
Gôseki Kojima, du sabre au pinceau
Né le 3 décembre 1928, soit exactement le même jour qu’un certain Osamu Tezuka, Gôseki Kojima semble prédestiné au manga. Il apprend la peinture par lui-même et fait du kamishibai (le théâtre de papier) à l’instar de nombreux futurs mangakas. C’est en lisant La nouvelle île au trésor de son camarade d’anniversaire qu’il décide de lui aussi se lancer dans le manga. Il débute dans les kashihon avant d’assister Shirato Sanpei sur Kamui Den puis de voler à nouveau de ses propres ailes dans les magazines de prépublication qui ont alors remplacé les librairies de prêt. À partir de 1970, il dessine Lone Wolf and Cub d’après un scénario de son compère Kazuo Koike. Les deux hommes créent de nombreux mangas ensemble mais ce jidai geki dans lequel on suit un mercenaire et son enfant reste leur plus emblématique. Il s’agit d’ailleurs du seul manga de Gôseki Kojima publié en France. Sorti aux éditions Panini initialement en 2003, il est réédité depuis 2021 dans une version en douze volumes.
Ryôichi Ikegami, le dessin réaliste
Ryôichi Ikegami est un mangaka s’occupant essentiellement des dessins au fil de sa longue carrière. Le plus souvent, il travaille en duo avec des scénaristes de la trempe de Kazuo Koike ou de Buronson. Après avoir été repéré dans le magazine Garo par Shigeru Mizuki, il rejoint son atelier dès 1967 pendant un an et demi. Il y côtoie Yoshiharu Tsuge qu’il respecte énormément. En 1970, il dessine une histoire mémorable dans l’univers de Spiderman scénarisée par Kazumasa Hirai, l’occasion d’établir une passerelle entre les mangas et les comics. Malheureusement, cela n’a jamais été publié en France et plus globalement, Ryôchi Ikegami a très mal été édité chez nous. Arrivé très tôt sur le marché français, dès 1995, ses mangas ont été maltraités, souvent publiés en sens de lecture français, parfois abandonnés au bout de quelques tomes, ou alors difficilement disponibles comme c’est le cas de Mai qui a été publié en kiosque ou plus récemment Mob Shinigami qui est vendu exclusivement sur le site de Black Box. De nombreux titres sont également toujours inédits. Heureusement, les éditions Glénat ont entrepris de publier à partir de 2022 des nouvelles éditions de ses deux mangas phares, à savoir Sanctuary de Shô Fumimura (Buronson sous un autre pseudo) et Crying Freeman de Kazuo Koike. Deux œuvres où la violence côtoie l’érotisme et la pègre la politique qui sont des modèles de réalisme et de narration cinématographique.
Ses séries scénarisées par Buronson connaissent diverses fortunes en France. La plus courte, Strain, arrive à son terme en 5 tomes aux éditions Akuma. Publié aux éditions Kabuto, leur manga Heat est stoppé au bout de 12 tomes sur 17. Même destin pour l’excellent Lord que les éditions Pika ont arrêté après 10 volumes sur 22. Des succès contrastés qui en révèlent davantage sur la manière dont l’auteur a été publié chez nous que sur son réel potentiel.
Ryôichi Ikegami continue à dessiner des mangas comme en témoignent des publications plus récentes telles que Adam et Ève et Trillion Game. Le premier est un huis clos saisissant scénarisé par Hideo Yamamoto et publié en deux volumes aux éditions Kaze. L’occasion de mettre en avant le talent du dessinateur avec un thriller très graphique. Le second est quant à lui scénarisé par Riichirô Inagaki et publié aux éditions Glénat. Trillion Game est une série plus longue et toujours en cours de publication qui raconte comment deux amis créent une entreprise afin de s’emparer du marché numérique et devenir riches.
Heureusement, Ryôichi Ikegami a réalisé de bien meilleurs mangas au fil de sa carrière dont certains sont compilés dans une anthologie en deux volumes : Yuko et Oen. En France, malheureusement seul Yuko a été publié aux éditions Delcourt. C’est l’occasion de découvrir l’auteur dans des récits plus littéraires qui parlent d’amour, entre sexualité et pulsion de mort. Et finalement, c’est peut-être la meilleure porte d’entrée à l’univers de Ryôichi Ikegami.
Monkey Punch, roi des voleurs
Dans la lignée de Golgo 13 et des gekigas d’action de Kazuo Koike, Monkey Punch a créé un personnage devenu emblématique : Lupin III. Voleur rendu immortel par des adaptations en séries et films d’animation, on ne peut découvrir cette célèbre série en français qu’à travers une anthologie parue aux éditions Kana. C’est bien trop peu compte tenu ce que représente ce pionnier du divertissement pour adultes au Japon.
Hiroshi Hirata, la voie du sabre
Hiroshi Hirata est un spécialiste de jidai geki, c’est-à-dire du récit d’époque, dans lesquels il met l’accent sur l’honneur et les valeurs des combattants. On peut le découvrir avec de nombreux récits publiés aux éditions Delcourt, à savoir : Zatoïchi, Satsuma, Plus forte que le sabre, Tueur, La force des humbles, L’incident de Sakai, L’âme du Kyudo et La loi du temps. L’argent du déshonneur est quant à lui sorti aux éditions Akata.
Avec Ma voie de père, toujours paru aux éditions Delcourt, le maître du gekiga historique se livre cette fois-ci sur lui-même. Il signe un récit en partie autobiographique au sein duquel il revient aussi bien sur ses passions que sa vision de la vie avec bonne humeur. En résulte une œuvre essentielle pour découvrir l’envers du décors de cet auteur complet que tout passionné de manga connaît forcément ne serait-ce que pour le logo calligraphié d’Akira.
L’auteur reviendra prochainement en France avec la réédition de La force des humbles sur laquelle travaille Koï Studio ainsi que trois autres mangas qui sont en projet.
Bonten Tarô, mangaka tatoueur
Tatoueur, chanteur, styliste et de nombreuses autres activités artistiques, Bonten Tarô est un artiste aussi curieux qu’insondable. Il est également illustrateur et mangaka ayant débuté dans le kamishibai et le shôjo manga avant de devenir une figure incontournable du gekiga d’action. On peut le découvrir en français grâce à son impressionnante anthologie Sex & Fury publiée aux éditions Le Lézard Noir qui montre un panorama des activités de l’artiste. Ses gekigas mettent en scène la violence de notre monde que ce soit avec des yakuzas, de l’horreur ou bien de la guerre. Il se plait à dessiner des personnages tatoués, des femmes sexy et des récits sanglants à l’image de la transformation de la culture populaire japonaise avec l’émergence du pinku eiga et du roman porno au cinéma. On y retrouve aussi une certaine fascination pour le suicide de l’écrivain Yukio Mishima qui a marqué son époque. Cela fait de Sex & Fury un témoignage féroce des années 60 et 70 japonaises en plus de nous faire découvrir un auteur atypique.
La nouvelle génération
Au milieu des années 70 et durant les années 80, une nouvelle génération d’artistes voit le jour dans le gekiga. Le genre commence à amorcer son déclin car des mangakas d’autres courants s’en inspirent comme la nouvelle vague avec sa tête d’affiche qu’est Katsuhiro Ôtomo ou même le shônen manga avec Rumiko Takahashi ou encore Tetsuo Hara. Le gekiga n’appartient plus qu’au domaine du gekiga, ce qui n’empêche pas les chefs-d’œuvre de voir le jour durant les années 80, comme L’homme sans talent de Yoshiharu Tsuge. À côté des vétérans qui dessinent encore, de jeunes dessinateurs entendent bien laisser éclater aux yeux du Japon leur style radical. Découvrons-les.
Suehiro Maruo, l’étoile noire du manga
Symbole même de l’avant-garde du manga, illustrateur réputé dans d’autres domaines artistiques comme la musique ou le théâtre, Suehiro Maruo est l’exemple de la radicalité du gekiga. Ses mangas tiennent autant des nouvelles d’Edogawa Ranpo que des pièces et des films de Shûji Terayama. Il y mélange l’eroguro au surréalisme et à l’expressionnisme pour un résultat qui ne peut pas laisser indifférent. On s’en rend compte dans La jeune fille aux camélias, son œuvre emblématique publiée aux éditions IMHO. L’auteur y raconte les malheurs d’une orpheline travaillant dans un cirque freak, exhibant aux yeux du monde des êtres désignés comme des monstres.
Suehiro Maruo livre des récits marquants publiés en français entre les éditions Le Lézard Noir et Casterman. Il y explore la déviance sexuelle, le monstrueux ou encore la face cachée de l’âme humaine, toujours en prenant un malin plaisir à sortir des normes. Qu’il le fasse avec sarcasme comme dans Gichi Gichi Kun ou qu’il remette au goût du jour des malédictions d’un ancien temps comme avec Docteur Inugami, ses histoires brillent toujours par l’attrait de l’auteur vers les ténèbres de notre monde.
Mais c’est avec Vampyre qu’il laisse exprimer l’entièreté de son talent. Avec son chef-d’œuvre, l’auteur réinterprète le mythe du vampire à l’occasion de deux volumes, présentant chacun un récit avec les mêmes personnages. Suehiro Maruo signe une fresque fantastique empreinte d’un romantisme noir et sous fond d’une société décadente. En résulte un manga qui ne cesse de fasciner.
Son récit le plus ambitieux est toutefois Tomino la maudite. C’est son plus long également puisqu’il compte quatre volumes en version originale, réunis en deux tomes doubles pour la version française de Casterman. Suehiro Maruo revient sur le freak show avec bien plus de bienveillance que lors de La jeune fille aux camélias, offrant un autre regard sur le sujet. L’auteur s’est assagi et le manga est plus accessible à un grand public, d’autant plus que les thématiques des religions et de la Seconde Guerre Mondiale sont universelles.
Suehiro Maruo a connu le succès auprès du grand public quelques années auparavant, en adaptant des nouvelles d’Edogawa Ranpo, à savoir L’île Panorama et La Chenille, ce qui lui a notamment valu de remporter le Prix Culturel Osamu Tezuka. Ces deux récits transcendent la simple adaptation tant la bibliographie de Suehiro Maruo est marquée par l’œuvre d’Edogawa Ranpo, ce que l’on peut notamment découvrir par son artbook Ranpo Panorama édité en français par Le Lézard Noir.
Cependant, Suehiro Maruo c’est aussi des histoires courtes. Et pour découvrir réellement l’auteur, il convient de lire ses recueils de nouvelles. Ses premiers sont les plus extrêmes, ce sont des expériences de lecture qui provoque un sentiment de malaise. Il dépeint l’horreur humaine et sa perversion dans toute sa splendeur avec son trait si élégant. Sublimant la laideur de notre monde avec des recueils comme Le monstre au teint de rose, Yume no Q-saku et DDT, il crée une attraction morbide et forcément dérangeante.
On retrouve cette radicalité dans les recueils New National Kid et Lunatic Lover’s mais Suehiro Maruo se veut encore plus expérimental. Au sommet de son art, le mangaka continue de provoquer des sentiments contradictoires tout en poussant dans ses ultimes retranchements le langage propre à la bande dessinée. Pour peu que l’on ait le cœur bien accroché, il convient de les lire afin d’explorer les profondeurs artistiques de l’un des plus grands talents du manga.
L’enfer en bouteille et encore davantage Paraiso sont des recueils plus accessibles de Suehiro Maruo, mais paradoxalement moins marquants quand bien même certaines histoires sont puissantes. Ils sont les ouvrages parfaits pour le public souhaitant découvrir l’art de Suehiro Maruo en douceur, toutes proportions gardées. Il faut effectivement garder à l’esprit que le mangaka révèle la fasse obscure de l’humanité et que ses œuvres sont dérangeantes, provocantes et par extension pas facilement accessibles.
Hinako Sugiura, spécialiste d’Edo
Hinako Sugiura est une mangaka spécialisée dans l’époque Edo, ses coutumes, son folklore, ses arts et ses modes de vie. Sa carrière est courte puisqu’elle débute dans le magazine Garo en 1980 après avoir été assistante de Murasaki Yamada et s’achève en 1993, quand elle déclare se retirer de la profession pour se consacrer à ses études de l’époque Edo. Elle écrit des livres sur le sujet, intervient à la télévision en tant qu’experte. Elle décède quelques années plus tard, en 2005, d’un cancer. Elle avait seulement 46 ans. Cela ne l’a pas empêchée de laisser quelques mangas magnifiques dont seulement deux ont été publiés en français aux éditions Picquier. Le premier est sorti en deux volumes entre 2006 et 2007, il s’agit de la série de nouvelles Oreillers de laque. L’autrice nous plonge avec autant d’élégance que de précision historique dans le quartier des plaisirs de Yoshiwara.
Il faudra attendre 2019 pour que l’un de ses mangas phares soit publié en France en deux tomes également : Miss Hokusai. On y découvre O-Ei, l’une des filles du célèbre peintre Hokusai, dans une fresque historique et féministe passionnante s’articulant autour de ce personnage au fort caractère. Le style graphique de Hinako Sugiura rend hommage aux artistes de l’ukiyo-e, ce qui colle avec la thématique du manga. Et derrière leur caractère historique, les récits de l’autrice ne sont pas austères. Bien au contraire, ils sont rendus facile à lire grâce à la délicatesse et la poésie propres à la mangaka.
Yôko Kondô, l’adaptation littéraire
Yôko Kondô est l’une des mangakas les plus influentes du média mais comme sa collègue Hinako Suigura, elle est relativement peu publiée en français. Toujours comme sa camarade, elle a été assistante de Murasaki Yamada et a embrassé la voie de gekiga, là où son amie du lycée Rumiko Takahashi s’est lancée dans le shônen manga. Sa bibliographie est aussi riche qu’immense mais on la connaît en France que pour deux adaptations littéraires parues aux éditions Picquier. À part quelques exemples venant de mangakas ayant déjà une grande notoriété, les adaptations de romans sont souvent perçus comme des travaux de commande à l’intérêt limité. C’est sans doute pour cela que le public francophone connaît mal Yôko Kondô. Et quelle erreur serait de penser que ses adaptations ne valent pas le coup. Dix nuits, dix rêves adapte Natsume Sôseki avec une délicatesse contrastée par une force onirique propre au dessin tout en blancheur de l’autrice. Une femme et la guerre est quant à lui une adaptation graphique puissante de la nouvelle d’Ango Sakaguchi. La force des mots côtoie celle du dessin à l’occasion de merveilleux moments de lecture qui semblent hors de temps tout en marquant profondément.
Jun Hatanaka, l’âge bête
Autant influencé par Yoshiharu Tsuge que par Tatsuhiko Yamagami, Jun Hatanaka est un auteur populaire comme en témoigne la longévité de son œuvre phare, Ryota du Mandala. Cette série dressant le portrait des mis au ban de la société à travers le regard d’un adolescent dont la famille tient une auberge dans un petit village s’étale sur pas moins de 53 tomes. En France, on a pu la découvrir aux éditions Le Seuil grâce à une anthologie en trois volumes. Cependant Jun Hatanaka a également dessiné des gekigas plus intimistes comme c’est le cas de Mon village, quand bien même il conserve le caractère grivois de sa série fleuve, le respect de l’intimité n’étant une vertu du village de Mizusawa. Ce titre est une ode à la ruralité dans laquelle l’auteur s’engage contre la modernité et la disparition des petits villages avec un ton léger.
Kazu Yuzuki, moiteur estivale
Kazu Yuzuki débute le manga en 1981 dans le magazine Garo avant de se tourner vers la revue Comic Baku comme Yoshiharu Tsuge, auteur qui l’influence grandement. Il est publié en français pour la première fois en 2006 aux éditions Picquier avec Des courges par milliers. Ensuite, il rejoint le catalogue des éditions Le Lézard Noir en 2015 avec une nouvelle anthologie : Mirages d’été. Il fera son retour fin 2024 au sein de la même maison d’édition avec Rendez-vous au Yanagi Hall. Ces récits sont très marqués par l’été dont il décrit aussi bien la chaleur et l’humidité que la végétation avec précision. Cela donne naissance à des histoires atmosphériques mettant en scène des enfants faisant les 400 coups dans un Japon rural. L’auteur aborde également de nombreuses questions comme l’éveil au désir ou l’ennui existentiel, toujours guidés par les fortes températures estivales.
Des univers à explorer
Dans la continuité de la nouvelle génération, voici une liste de mangakas à explorer. Certains sont connus pour des œuvres plus récentes, d’autres sont des figures très peu exploitées en France. Ce sont des cas un peu atypiques car leur aura dépasse les années 80 mais ils sont toujours très intéressants pour découvrir la variété du renouveau du gekiga.
Shungiku Uchida, une grande artiste
Actrice, romancière mais aussi mangaka, prolifique qui plus est, Shungiku Uchida est une artiste touche-à-tout. Du côté du neuvième art, on la connaît en France essentiellement pour son manga phare : La petite amie de Minami. Ce récit en un volume est paru en 2011 aux éditions IMHO avant d’être réédité en 2022. Il a originellement été prépublié dans le milieu des années 80 essentiellement dans le magazine Garo. Il met en scène une romance à la fois mignonne, érotique et dramatique entre un adolescent et sa petite amie dont le corps devient miniature. Ce récit qui parle aussi bien de désir sexuel que de devenir adulte à travers une relation amoureuse est devenu un classique du genre, dépassant le cadre du manga puisqu’il a été adapté quatre fois en drama.
Kotobuki Shiriagari, la nature reprend ses droits
Merveilleux auteur dont la notoriété a dépassé le cadre du manga, Kotobuki Shiriagari est l’artisan d’une longue bibliographie. Cependant, seul Jacaranda est parvenu en français dès 2006 aux éditions Milan. Dans ce one-shot, l’auteur s’en prend à l’humanité avec pour symbole Tokyo, ville bétonnée détruite par les racines d’un arbre qui ne cesse de grandir. Un manga écologiste qui va au bout de son idée radicale sur un monde plus vert, même s’il faut se passer des humains pour y parvenir. À travers un récit apocalyptique l’auteur alerte sur un monde qui oublie son essence, partageant ainsi une vision du monde commune aux gekigas qu’il parodiait à ses débuts.
Nazuna Saitô, de l’enfance à la vieillesse
C’est en 1986 que Nazuna Saitô débute sa carrière, mais à l’âge de 40 ans, ce qui en fait une autrice atypique dans le milieu. Elle se démarque en s’adressant à un public adulte pour évoquer le quotidien et l’existence de la naissance à la mort. Elle raconte aussi bien l’amour que la solitude, ce que l’on peut découvrir dans son recueil Au tomber du soleil publié aux éditions Atelier Akatombo. Si la plupart de ses histoires est ancrée dans la vie réelle, certaines nouvelles plus récentes impressionnent par leur tonalité surréaliste et leur symbolisme afin de mieux parler de la mort. Nazuna Saitô devrait être de retour en français à la rentrée 2024 avec La résidence où l’on meurt en silence aux éditions Le Lézard Noir. Dans ce manga, elle raconte le parcours de résidents d’un immeuble à travers le regard de commères. L’autrice s’intéresse ainsi à la vie des gens ordinaires, celles et ceux qui ne sont pas souvent mis en avant dans les fictions.
Ikuko Hatoyama, les ailes de la liberté
Publiée dès 1987 dans le magazine Garo, Ikuko Hatoyama est surtout connue en France pour ses mangas plus récents. Elle est publiée chez nous par les éditions Noeve Grafx qui nous font découvrir À tire-d’aile et The Dovecote Express, deux merveilleux mangas aux allures de contes obscurs inspirés de l’Europe du début du 20e siècle. L’autrice brille par l’élégance de son style raffiné, qui met en lumière les déviances humaines.
Susumu Higa, l’âme d’Okinawa
Susumu Higa dessine essentiellement la région d’Okinawa autour de la Seconde Guerre Mondiale, que ce soit sa fin dans Soldats de sable ou l’après-guerre et l’occupation américaine dans Mabui, deux mangas parus aux éditions Le Lézard Noir. Il dessine la cruauté de la guerre ainsi que sa stupidité, critiquant davantage son existence qu’un camp ou l’autre. L’auteur met en scène une période où il n’était pas encore né selon les témoignages de ses parents et des habitants d’Okinawa avec un style graphique et narratif très marqué par le gekiga de Garo.
Imiri Sakabashira, voyages surréalistes
On peut découvrir Imiri Sakabashira grâce à Nekokappa, publié aux éditions IMHO. L’auteur nous plonge dans un étrange périple surréaliste et onirique qui rappelle La vis et certains autres mangas de Yoshiharu Tsuge. Dans son errance monstrueuse, il convoque le folklore japonais comme en témoigne son personnage principal, mélange entre un chat et un yokai. Les œuvres de l’auteur sont toujours très graphiques, chargées en illustrations obscures qui les rendent fascinantes.
Et maintenant ?
Durant les années 90, les magazines Garo et son successeur spirituel qui voit le jour en 1998, Ax, basculent de plus en plus vers le manga alternatif avec des auteurs comme Usamaru Furuya (Palepoli, Litchi Hikari Club), Kiriko Nananan (Blue, Everyday), Kan Takahama (Sad Girl, Le dernier envol du papillon), Nekojiru (Nekojiru Udon, Nekojiru Manju), Yusaku Hanakuma (Tokyo Zombie), Hideyasu Moto (Une chouette vie), Shintarô Kago (Fraction, Anamorphosis), Shizuka Nakano (Le piqueur d’étoiles, Regarde la forêt), Toranosuke Shimada (Une brève histoire du Robo-Sapiens), Akino Kondoh (Eiko, Les insectes en moi) ou encore Shinya Komatsu (Tohu Bohu, Bâillements de l’après-midi). Cependant on semble bien plus proche du manga alternatif que du gekiga de l’époque. D’autant plus que certains auteurs ont fait une carrière dans le manga grand public ou dans des cercles bien définis.
Où se trouve le gekiga aujourd’hui ? Alors que le magazine Ax périclite, on a tendance à voir Torch comme son successeur. Cependant, il ne faut pas oublier le manga grand public actuel qui s’en inspire directement comme c’est le cas d’Inio Asano (Solanin, Bonne nuit Punpun), Keigo Shinzô (Tokyo Alien Bros, Hirayasumi), Mari Yamazaki (Thermae Romae, Pline) ou encore Sansuke Yamada (Sengo). Il convient également de souligner qu’il existe des cas atypiques comme Eldo Yoshimizu dont les œuvres et principalement Ryuko suintent le gekiga. Un cas particulier car l’auteur s’est lancé dans le manga sur le tard et qu’il publie directement en France, aux éditions Le Lézard Noir.
Parmi la jeune génération de mangakas, les errances dépeintes par Panpanya peuvent faire écho à celles de Yoshiharu Tsuge alors que Kabi Nagata se livre entièrement dans des récits autobiographiques tels que Solitude d’un autre genre et ses diverses suites qui peuvent faire penser toujours au même auteur, y ajoutant une certaine modernité propre à l’ère d’internet. Tokushige Kawakatsu est un jeune auteur qui s’inspire grandement du gekiga dans certains de ses récits et lui rend consciemment hommage comme on peut s’en apercevoir dans Tokyo Blues ou La voleuse de chien en anthropocène. C’est une forme de reconnaissance importante qui montre que la passion pour les gekigas de Garo se transmet encore aujourd’hui.
L’influence à travers le monde
Et cela dépasse d’ailleurs le Japon. En 2011 sort au Singapour le film d’animation Tatsumi qui rend hommage au célèbre auteur Yoshihiro Tatsumi. Le réalisateur Eric Khoo adapte l’autobiographie de l’auteur Une vie dans les marges qu’il mélange avec cinq de ses gekigas quant à eux bien fictifs. Le résultat est brillant et l’auteur en personne approuve la démarche artistique et le travail d’Eric Khoo.
Pour revenir à la bande dessinée, certains auteurs s’inspirent grandement du gekiga et rendent hommage à Yoshiharu Tsuge, Yoshihiro Tatsumi ou encore Shigeru Mizuki à travers leurs créations. C’est notamment le cas de l’auteur argentin Berliac qui livre avec Sadbøi une fresque sociale urbaine mêlant crime, société de consommation et performance artistique. Dans Voyage à Tokyo, l’italien Vincenzo Filosa nous guide à la découverte du gekiga et du manga alternatif à travers un périple à la fois captivant et enrichissant dans le Japon de ses passions.
En marge des créations artistiques, on retrouve de nombreux passionnés de gekiga en France tout particulièrement qui écrivent des articles ou même des livres, font des expositions, traduisent des œuvres. Bref, qui continuent à faire vivre le gekiga. En dehors des éditeurs, on peut citer par exemple des personnes comme Xavier Guilbert qui écrit des articles essentiellement pour Du9 et Atom, anime des conférences et se charge d’expositions au Festival d’Angoulême. Léopold Dahan est quant à lui traducteur du japonais au français et spécialisé dans le gekiga. Il rédige souvent des postfaces éclairantes sur le sujet, permettant de faciliter l’accès à certains artistes. Davantage du côté anglophone, Ryan Holmberg est historien et traducteur, c’est une référence du milieu en Occident, un peu comme l’est Mitsuhiro Asakawa au Japon.
Genre d’auteur, étant vu comme allant contre le divertissement et l’aspect commercial du manga, le gekiga se veut de plus en plus accessible en français et en anglais également. On peut s’en rendre compte avec la sortie de La révolution Garo, un livre français de Claude Leblanc publié aux éditions IMHO qui nous plonge dans les coulisses du célèbre magazine. L’occasion de rappeler que l’auteur avait organisé une exposition sur la revue Garo à la Maison de la Culture du Japon à Paris et qu’il est aussi le fondateur de Zoom Japon, un journal enrichissant et gratuit.
Ce guide pour découvrir le gekiga et ses artistes avant de creuser plus profondément dans les différents courants et à travers les époques se termine. En espérant vous avoir transmis un peu de ma passion et l’envie de vous pencher sur certains livres. Peut-être qu’en découvrant certains gekigakas, vous tomberez sous le charme de leurs récits et vous aurez, à votre tour, l’envie de créer des bandes dessinées, des films ou que sais-je s’inspirant de leur travail. En tout cas ce guide existe pour vous orienter librement dans vos lectures, alors n’hésitez pas à piocher dedans de temps en temps si l’envie vous prend.
Merci pour ce travail titanesque et tellement éclairant !
Je me suis rendu compte en le lisant combien j’avais lu de texte de ce courant artistique ou inspiré par lui sans le savoir.
J’ai aussi découvert toute une liste d’auteurs et titres à explorer.
Je n’imagine pas la masse de travail que ce fut de réunir tout cela et de le rendre intelligible, mais c’est passionnant. <3
Trop trop bien, merci beaucoup. J’ai déjà hâte de lire tes futurs articles pour voir ce que tu liras !
Bravo pour ce beau article ! Merci de prendre le temps de partager votre culture sur le manga, vous nous rendez accessible de nombreux auteurs qui nous seraient restés inconnus ^^ .
Je suis particulièrement intéressé par Dans la prison et les mangas de Shigeru Mizuki, les récits biographiques de cette périodes là sont toujours très captivant.
Merci beaucoup pour ce commentaire gentil ! Je ne peux que confirmer pour les autobiographies, je les trouve passionnantes aussi.
Très intéressant, merci pour l’article !
Merci beaucoup !
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