Keigo Shinzô : Un souffle d’air frais sur la planète Manga

Keigo Shinzô apporte un souffle d’air frais au manga. Appartenant à la génération qui suit celle d’Inio Asano (Solanin, Bonne nuit Punpun) et Shûzô Oshimi (Les Fleurs du Mal, Les liens du sang) et qui précède celle de Tatsuki Fujimoto (Chainsaw Man, Look Back), l’auteur nous fait nous évader à travers des mangas au style singulier qui parlent de relations humaines. Concernant sa génération, il est marié à la mangaka Natsuko Taniguchi dont les œuvres sont malheureusement inédites en France. Et l’artiste trouve surtout de l’émulation dans le travail de Tsuchika Nishimura (La concierge du grand magasin, Au revoir Mina), qu’il considère comme un camarade et un rival. Alors que son œuvre phare, Hirayasumi, arrive en France aux éditions Le Lézard Noir, plongeons-nous dans la carrière aussi jeune que mouvementée de Keigo Shinzô.

Né le 23 janvier 1987 dans la préfecture d’Ishikawa, Keigo Shinzô veut devenir mangaka depuis l’école primaire. Il commence une formation artistique au lycée et intègre les Beaux-Arts à l’université Zôkei de Tokyo où il étudie la peinture et l’art contemporain. C’est alors qu’il décide d’essayer de faire ses débuts en professionnel dans le manga avant de sortir de son cursus universitaire. Il se donne un ultimatum d’un an pour réussir, sans quoi il trouverait un travail plus conventionnel. Si Keigo Shinzô se dirige vers le manga plutôt que la peinture, c’est parce qu’il était confiant en ses qualités pour trouver le succès dans ce média, alors que le niveau technique en peinture semblait bien supérieur au sien. Pourtant, l’auteur commence par galérer. Il ne réussit pas à décrocher le prix du magazine Afternoon qu’il convoitait. Un ami lui fait alors remarquer que son style correspond davantage au magazine Spirits. Il participe au prix de la revue et l’obtient avec Nankin. Cependant, il a fallu du temps pour trouver un terrain d’entente avec son responsable éditorial, et il s’est écoulé trois ans entre ses premières histoires et sa première publication dans le commerce. Entre temps Keigo Shinzô a dessiné des histoires courtes pour des magazines plus confidentiels. 

En 2010 sort le premier livre de l’auteur, à savoir L’auto-école du collège Moriyama. Deux autres livres sont publiés en 2012 : Summer of Lave et Le jour du typhon, recueil d’histoires courtes qui contient notamment Nankin sous le titre de En captivité pour la version française. C’est la révélation, la même année il remporte le prix du nouveau visage au Japan Media Arts Festival pour Summer of Lave. Son talent est reconnu par ses pairs comme Taiyô Matsumoto et Inio Asano, ses mangas commencent à être adaptés… Ainsi L’auto-école du collège Moriyama sort au cinéma en 2016 et Tokyo Alien Bros est transposé en drama en 2018. 

Tout semble aller pour le mieux pour Keigo Shinzô, mais en 2020, il est rattrapé par la maladie. Le 30 avril, il annonce suspendre temporairement son manga Mauvaise herbe en raison d’un traitement pour un lymphome malin. Le 18 novembre de la même année, Keigo Shinzô déclare que son lymphome malin est en rémission complète. Par la suite, il publie un court récit sur son hospitalisation, disponible dans son anthologie Sentimental Muhannô. Après la chute, le retour au sommet, puisqu’en 2021, l’auteur débute son manga Hirayasumi qui le fait passer dans une tout autre dimension. Une œuvre dont il a eu l’idée durant son hospitalisation. Le manga est cité dans le Kono manga ga sugoi!, est nommé aux prix Tezuka et Taishô, à The best manga, fait la couverture de la revue Brutus… Succès populaire et critique, Keigo Shinzô devient l’un des visages les plus acclamés de la profession. 

En France, Keigo Shinzô est publié aux éditions Le Lézard Noir. Son premier manga à arriver chez nous est Tokyo Alien Bros, récit en trois volumes publiés dans nos contrées entre mai 2017 et janvier 2018. Afin de marquer le final de la série, l’auteur est invité en 2018 au Festival International de la Bande Dessinée d’Angoulême. Par la suite, le mangaka s’est installé chez Le Lézard Noir. La maison d’édition ayant une politique d’auteur publie ses recueils d’histoires courtes Holiday Junction et Le jour du typhon, ses récits conclus en un volume L’auto-école du collège Moriyama et Summer of Lave et ses séries en plusieurs tomes Tokyo Alien Bros, Mauvaise herbe et Hirayasumi.

Rencontres du troisième type

La bibliographie de Keigo Shinzô est avant tout faite de rencontres. Œuvre après œuvre, l’auteur s’attache à dépeindre des liens forts qui unissent ses personnages. S’il représente souvent l’amitié au cœur de ses récits, les relations qu’il dessine sont aussi parfois amoureuses ou familiales. À ce sujet, que ce soit réel comme dans Hirayasumi et Tokyo Alien Bros ou factice comme dans Mauvaise herbe où il est question de famille de substitution, peu importe. La puissance du lien compte bien plus que sa nature.

Il émane une certaine naïveté des relations dépeintes par Keigo Shinzô, notamment dans L’auto-école du collège Moriyama, Summer of Lave ou plus récemment Hirayasumi. Il décrit les rencontres avec un regard adolescent, ce qui lui permet de créer des liens entre des personnes très différentes sans répondre au moindre esprit logique. C’est ce qu’il fait avec un benêt et un apprenti yakuza qui se lient d’amitié en passant leur permis ensemble dans sa première histoire longue. Au fond, ses personnages se complètent comme deux faces d’une même pièce, ou plus communément à l’image du yin et du yang. S’il n’y a pas vraiment de sous-texte bouddhique dans ses mangas, cela semble directement inspiré de son idole Taiyô Matsumoto qui a mis en scène ce type de relation dans une période de sa carrière qui a donné naissance à des récits tels que Ping Pong et Amer Beton.

Keigo Shinzô se plait à décrire des liens forts, qu’ils aient une tonalité dramatique comme dans Mauvaise herbe ou qu’ils mettent de bonne humeur comme dans Hirayasumi. Mais l’amitié n’est pas éternelle, tout comme l’amour ou même la famille. C’est quelque chose dont l’auteur s’est rendu compte au cours de sa vie en s’éloignant de ses amis ou encore au gré de ruptures amoureuses. Mais c’est surtout sa relation difficile à son grand frère qui l’a profondément marqué. Dans la vie, tout ne se passe pas forcément comme on le voudrait. À partir de ce constat, le mangaka façonne son art. Il s’attache à dépeindre l’instantanéité d’une rencontre. Peut-être qu’une amitié ne durera pas, que les personnages prendront des chemins différents, mais ce qu’ils ont vécu ensemble est éternel.

Trouver sa place

L’apparente naïveté qui caractérise si bien les mangas de Keigo Shinzô s’évapore dans Mauvaise herbe. Le manga marque une tournure tragique dans sa carrière. Si l’auteur s’est souvent amusé à dessiner des animaux au sein de ses mangas, il représente ici sa protagoniste comme un chat errant. Une lycéenne fugueuse qu’un lieutenant de police en deuil découvre dans une maison de passe. La jeune fille fuit la violence de son domicile pour mieux se confronter à celle de la société. À travers leur rencontre, les deux personnages se reconstruisent, chacun prenant une place qui manquait à l’autre. Bien que le mangaka s’évertue à dessiner des liens au cours de ses œuvres, il représente avec Mauvaise herbe un besoin. La relation est décrite non pas pour sa complémentarité mais davantage pour son apport.

Dans Hirayasumi, Keigo Shinzô raconte le quotidien d’un homme allant sur ses 30 ans, qui vit non sans insouciance de petits boulots, et de sa cousine, une étudiante en art. À travers eux, il aborde une autre grande question de sa bibliographie : comment trouver sa place ? Que ce soit de manière légère dans L’auto-école du collège Moriyama ou plus dramatique dans Mauvaise herbe, la thématique de la recherche de sa voix est centrale dans les mangas de Keigo Shinzô. Dans Tokyo Alien Bros, après l’amour, la seconde condition de l’intégration est justement le travail. Et bien évidemment, ce n’est pas une mince affaire de se trouver professionnellement.

En montrant les difficultés à s’inscrire dans la vie active, l’auteur aborde le thème du passage à l’âge adulte. Une transition délicate et qui peut être longue, surtout pour des personnages rêveurs comme on en rencontre dans Hirayasumi. Dans Mauvaise herbe, il dépeint la réalité comme effrayante, mais on retrouve aussi cet aspect au sein de Tokyo Alien Bros dans lequel les personnages observent l’humanité pour tenter de s’y intégrer. L’humain et la société font peur, et Keigo Shinzô en a conscience lorsqu’il dessine des histoires se déroulant dans des bulles, comme lors d’un festival ou de cours de conduite. Des moments hors du temps qui permettent aux personnages de grandir au fil d’aventures marquantes tout en se rapprochant.

La légèreté du quotidien

Même s’il utilise des éléments de science-fiction comme au sein de Tokyo Alien Bros ou Midori no Hoshi, le mangaka se plaît à décrire le quotidien. Dans Tokyo Alien Bros justement, il le fait avec un décalage comique car les extraterrestres utilisent maladroitement des objets de tous les jours. Mais davantage que par le biais de l’humour, sa description de la vie ordinaire fonctionne avant tout grâce à une question de rythme. Le mangaka aime dessiner ses chapitres comme des épisodes presque indépendants les uns des autres. Cela lui permet de mieux gérer le rythme de ses récits en alternant des moments faisant avancer l’histoire avec des phases de contemplation. D’ailleurs, les décors jouent un grand rôle dans ses mangas, ce n’est pas pour rien que l’on retrouve régulièrement des noms de lieux dans les titres de ses bouquins. En plus de provoquer une sensation d’apaisement, les arrière-plans de l’artiste peuvent devenir des personnages à part entière comme cette ville transformée en station thermale suite à une éruption volcanique dans Summer of Lave.

Keigo Shinzô raconte ses histoires avec beaucoup de légèreté, et cela se retrouve dans son trait. Inspiré par Fumiko Takano (Le livre jaune, Miss Ruki) de ses dessins aux découpages en passant par ses angles de vue, l’artiste tente à son tour de dessiner des actions simples du quotidien avec des cadrages spectaculaires. L’auteur est aussi très marqué par les œuvres de Taiyô Matsumoto, et notamment Ping Pong qu’il a découvert comme une révélation au point d’en redessiner les planches. Pour l’anecdote, après ses échecs à ses débuts, Keigo Shinzô a vendu toute sa collection de mangas pour essayer de se débarrasser de ses influences. Notamment celle de Yoshiharu Tsuge (La vis, L’homme sans talent), auteur de gekiga auquel la sobriété de ses premières histoires fait penser. Dorénavant, il y a plus de fantaisie dans le style de Keigo Shinzô, qui semble se libérer de ses illustres références au fur et à mesure où il trouve sa voix. Dans la légèreté du dessin de Hirayasumi, on peut même trouver une forme de liberté, un sentiment transmettant l’idée que l’auteur s’épanouit pleinement dans son art.

Du vent frais de Tokyo Alien Bros à celui de Hirayasumi, Keigo Shinzô souffle sur la planète manga avec toujours la même intensité. Et pourtant, il est passé de mangaka débutant à artiste accompli en un rien de temps. Un art qui va de pair avec son parcours en tant qu’homme. Il s’est marié, a survécu à la maladie, a été reconnu par ses idoles. Aujourd’hui, il n’est plus une belle promesse de la bande dessinée japonaise mais bien l’un des auteurs les plus en vogue. Et qu’importe si les modes passent plus ou moins vite, son œuvre est d’ores et déjà éternelle.

3 réflexions sur “Keigo Shinzô : Un souffle d’air frais sur la planète Manga

  1. J’ai beaucoup aimé ce dossier qui mets bien en valeur les nombreuses qualités de cet auteur que je ne connais trop peu ! Ça m’a donné tellement envie de le lire.. d’autant plus qu’il y a quelques lignes sur Hirayasumi qui m’ont beaucoup parlé. Je sens que le manga va remuer des émotions pour moi ! Merci pour ce joli texte.

  2. Pingback: Bilan lecture 2023: Mes meilleurs lectures mangas – Le cabinet de mccoy

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