Les Fleurs du Mal : Jeu de Masques

Aku no Hana est un manga de Shuzo Oshimi.

Il a été prépublié dans le mensuel Bessatsu Shônen Magazine de 2009 à juin 2014, visant selon la ligne éditoriale du magazine un public plus mature que son dérivé le Weekly, par exemple. Edité par Kodansha au Japon, il a très vite disposé d’une version américaine chez Vertical sous le titre The Flowers of Evil de 2012 à 2014 et a été publié également en espagnol sous le titre de Las Flores del Mal par Norma Editorial et même en italien sous le titre I Fiori del Male – Aku no Hana par Panini Comics. Autant dire que nous l’avons attendu avec impatience dans l’hexagone… Jusqu’à ce que Ki-oon nous apporte la bonne nouvelle en octobre dernier !  Et depuis le 12 janvier 2017, nous pouvons enfin placer la version française sur nos étagères.

Jeu de masques

Takao Kasuga pourrait être un collégien comme il y en a tant au Japon. Discret, poli, pas toujours à l’abri d’une note juste moyenne… Mais sa particularité est rapidement repérable au contenu de son cartable. On comprend vite qu’il a des lectures quelque peu atypiques pour un garçon de son âge. Il semble persuadé être le seul, dans sa classe de petite ville étriquée, capable de comprendre la substantifique moelle de Baudelaire, tant les Fleurs du Mal, son livre préféré, a radicalement changé sa vision du monde. C’est ainsi que bien vite, nous le découvrons capable de sortir de la retenue qui semble caractériser son tempérament lisse, dès lors qu’un camarade de classe le chambrera sur sa faculté à lire des « vieux bouquins » plutôt qu’à obtenir de bonnes notes aux évaluations.

les-fleurs-du-mal-shuzo-oshimi

Dans la classe, deux autres personnages sont exposés avec soin. D’abord, la brillante et jolie Nanako Saeki, dont Kasuga est secrètement amoureux. Saeki, cette populaire perfection dont la pureté aux yeux de Kasuga a son pendant caché de fantasmes adolescents (ce qui expliquera sans doute sa pulsion ultérieure dans les vestiaires). Saeki, dont la gentillesse sensible pourra générer chez le lecteur la crainte qu’elle ne déchoie.

Et puis, il y a la jeune fille assise juste derrière Kasuga en classe. Sans filtre et tout en violence verbale, y compris à l’égard des enseignants, Sawa Nakamura a cette inquiétante étrangeté qui détonne dans le cadre très conventionnel de ces collégiens de province. Sa dureté aux yeux de Kasuga aura son pendant de fascination pour la transgression (et là on rentre au cœur du titre hommage à Baudelaire). L’auteur soigne d’emblée la portée symbolique qu’elle aura en la plaçant systématiquement en position de prédateur qui surgit au moment où sa proie est vulnérable.

L’irrémédiable, ou la conscience dans le mal

On découvre en effet rapidement une facette inquiétante de la personnalité de Nakamura : sitôt qu’elle surprend Kasuga voler la tenue de sport de Saeki, elle n’hésite pas à le faire chanter, le sourire aux lèvres, lors d’une scène que je qualifierais d’anthologique dans le manga tant Oshimi en a soigné sa mise en scène, son découpage, le jeu des corps et des expressions non verbales, les dialogues et la chute, cette dernière exprimant toute la puissance symbolique de la fuite en avant de son personnage vers une angoisse qui désormais ne le quittera plus. Bien vite, Nakamura deviendra insistante, obligeant Kasuga à accomplir toutes sortes de tâches vicieuses, comme revêtir discrètement la tenue de Saeki lors de son premier rendez-vous amoureux ou encore confesser au tableau tout ce dont il a honte (autre scène d’anthologie, y compris dans l’adaptation anime en rotoscopie). Pour Nakamura, tous les gens de cette ville sont des pervers derrière des masques et Kasuga ne fait pas exception, chaque acte du jeune garçon tendant à la conforter dans sa théorie, par un biais de confirmation systématique qui rendra tout dialogue avec elle vain.

L’écart et la norme

La relation entre Nakamura et Kasuga peut de prime abord générer chez le lecteur un dégoût viscéral qui peut se transformer en colère. Kasuga se laisse piéger, n’ose rien dire, exécute ce qui lui est demandé, dans un crescendo de plus en plus malsain.  A l’instar de Kasuga, auquel on peut s’identifier d’autant plus facilement qu’on a été un adolescent féru de lectures sulfureuses, nous nous sentons étouffés par cette incapacité du héros à sortir du cercle vicieux de cette relation d’emprise. Nakamura va clairement trop loin, profitant de la relative vulnérabilité de Kasuga, cet adolescent qui a choisi de ne pas faire de vagues, ou si peu, dans un milieu où l’on n’en fait pas. Cet adolescent dont la révolte est purement intérieure et littéraire, qui est capable de lire Huysmans à treize ans, mais pas de gérer ses désirs naissants. Cet adolescent qui trouve la noblesse de défendre son bourreau contre une injustice qui lui est faite, mais pas la force de lui tenir tête alors que son chantage n’engage pourtant que sa parole contre la sienne. Parce qu’il cherche la norme, Kasuga est terrorisé par l’écart qu’il a commis. Et le regard que tout son petit monde auquel il est vissé par son âge pourrait porter dessus. Il devient prisonnier de son acte, comme la ville est prisonnière des montagnes qui l’entourent. Alors il sombre dans les affres à la fois de la honte que génère cet acte et ceux de la haine/fascination malsaine qu’il ressentira à mesure que Nakamura lui fera franchir ligne après ligne les limites de la transgression.

Réversibilité

Sawa Nakamura n’est-elle dès lors que ce monstre haïssable qui traumatise un bon garçon qui n’a eu qu’un moment d’égarement ? Progressivement, son personnage gagne en profondeur psychologique. Son dédain, ses insultes et son insoumission sont autant de moyens pour exprimer le rejet envers ceux qui n’ont le regard tourné que vers les normes et prétendent grandir en se conformant aux règles. Il lui faut quelqu’un pour partager son dégoût, tromper son ennui, partager sa volonté de crier sa différence. Quelqu’un dont elle veut voir tomber le masque. Et surtout quelqu’un pour l’amener « de l’autre côté ». Et ce quelqu’un, le destin le lui a donné. Quelqu’un qui lui aussi, à sa manière, souffre des autres, ces intrusifs qui se mêlent de ce qui ne les regardent pas et qui restent à la surface des choses. Les autres, cet Enfer. Dans cette ville, cette prison. Dans cet âge, ce fardeau. Dans ce corps, ce traitre. Dans cet esprit, cet incertain.

Sawa Nakamura, au delà de son rôle de bourreau, devient le subtil et vénéneux parfum de l’interdit, le catalyseur du passage à l’âge adulte. Dès lors, nous pouvons aussi être fascinés par le personnage de Nakamura, tant Shuzo Oshimi en fait à la fois un symbole baudelairien et une allégorie de la perversion au sens psychanalytique du terme (désespoir, manipulation et sadisme à l’appui).

Face à l’idéal qu’est Saeki,  la pure, la muse, l’ange plein de gaité, de santé, de beauté, de bonté et de bonheur, Nakamura, elle, représente la sublime ignominie, le vampire, la femme dangereuse,  le goût du néant, une invitation au voyage au delà des collines de la ville rouillée et des conventions pour qui n’a plus rien à perdre que des bribes de rêve souillé..

« L’Espoir, Vaincu, pleure, et l’Angoisse atroce, despotique, Sur mon crâne incliné plante son drapeau noir. »

sawa-nakamura-les-fleur-du-mal

  « – Infâme à qui je suis lié
Comme le forçat à la chaîne,

Comme au jeu le joueur têtu,
Comme à la bouteille l’ivrogne,
Comme aux vermines la charogne,
– Maudite, maudite sois-tu ! »

L’amer savoir.

« Plonger au fond du gouffre, Enfer ou Ciel, qu’importe ? Au fond de l’Inconnu pour trouver du nouveau ! »

Ces adolescents deviennent délicieusement multidimensionnels dans ce contexte et surtout délicieusement imprévisibles. Les autres personnages, couples parentaux compris, ne sont qu’archétypes d’une société figée au point de devenir insupportable, donnant la tentation à ces jeunes de plonger au fond du gouffre, intimement liés dans cette relation d’emprise dont la fin du volume 2 marquera un paroxysme quasi orgiaque.

La mise en scène appuie cette idée avec beaucoup de talent. L’intensité des ressentis de Kasuga, l’intensité des corps, et au final des actes, tout fait transparaitre la beauté en germe dans la perversité, mais aussi la souffrance physique ou morale dont on peut être la victime. Pour mieux placer son personnage masculin au cœur de sa tourmente, Shuzo Oshimi parsème son récit d’images surréalistes – un mur d’yeux, un gouffre, autant de symboles qui marquent le passage entre le simple inconfort de départ à ressentir du désir sexuel pour « l’ange inviolé » Saeki et la honte névrotique qui le ronge suite à un acte devenu irrémédiable.

L’effet de réel

Cette histoire a la beauté et la noirceur des oeuvres romantiques, dont les personnages sont en proie à des pêchés capiteux qui trouvent leur source dans le mal suprême (selon Baudelaire), l’ennui. Elle est intense et profondément immersive. L’auteur a pris soin de donner du sens à chaque détail, dans son esthétique, sa trame narrative et la caractérisation de ses personnages.

Et si elle nous parait sonner si vrai, c’est parce que son imagination d’artiste s’est nourrie d’un vécu et d’une démarche réflexive sur celui-ci. Au terme de chaque chapitre, énoncé et énonciateur sont intimement liés. Ce qui nous aide à comprendre, non pas l’énoncé, mais son énonciateur, sa symbolique personnelle, ce qui veut bien nous livrer sur sa démarche. Car d’aucuns pourraient dire qu’ils n’ont pas eu la même façon de vivre le désir de transgression de l’adolescence. Nombreux sont ceux qui peuvent plutôt avoir expérimenté la facette paradis artificiels, comportements à risque, ou encore la mélancolie de l’artiste maudit. Shuzo Oshimi nous donne sa vision, inspirée de sa vie. Il n’apporte pas de réponse, juste un témoignage qui pose question. Autour de la perversion, de la relation d’emprise, de l’âge entre chien et loup qu’est l’adolescence. Avec pour fil d’Ariane sa passion pour une œuvre littéraire allégorique, symbole fort pour beaucoup d’entre nous. Tout en restant dans un cadre ancré dans un réel bien japonais, les personnages de cette histoire vivent quelque chose d’intemporel et d’universel. Et ce quelque chose a une profonde résonance chez les adultes que nous sommes avec la mise en lumière de ce que l’on peut être (et pas seulement à l’adolescence, à mon humble avis) : le bourreau de soi-même, l‘Héautontimorouménos.

« Je suis la plaie et le couteau !
Je suis le soufflet et la joue !
Je suis les membres et la roue,
Et la victime et le bourreau ! »

Crédit pour les images : AKU NO HANA © Shuzo OSHIMI / Kodansha Ltd.

3 réflexions sur “Les Fleurs du Mal : Jeu de Masques

  1. Wah, merci pour cette magnifique analyse, on voit tout de suite mieux les liens avec l’oeuvre de Baudelaire au delà du simple nom, ce qui m’était pas forcément apparu à la première lecture… Et en même temps ce qui m’avait beaucoup plu, le rapport à la norme, la représentation de l’adolescence…, est parfaitement mis en mots!
    (Comme j’avais déjà fini l’anime, je ne comptais pas vraiment reprendre le manga, mais je crois que je vais le faire finalement ahah!)

    • Ça me fait super plaisir de te voir passer par ici, Galatruc ! Merci pour tes mots sympa, ça m’encourage à poursuivre. Le volume 3 est excellent, je suis bien contente que tu reprennes ta lecture, que je te souhaite agréable.

  2. Pingback: Les 18 les fleurs du mal manga – dieuthuy.com

On attend votre avis !