Jugem je t’aime, Suiyoubi no Campanella et Specific au micro de Nostroblog

Tokyo KaranKoron (Go Nin No Entertainers), Biskaidan à deux reprises (BiS Kaidan et BiS Kaidan 2), Passepied (Makunouchi-ISM) et Charisma.com (Ai Ai Syndrome)… Les groupes nippons de qualité se pressent sur les disques microsillons du label messin Specific Recordings. Dernier groupe en date et pas des moindres à se laisser parcourir le sillon sur la platine : Suiyoubi no Campanella (水曜日のカンパネラ) avec la compilation Jugem’ je t’aime

« Jugemu (寿限無) est un des contes les plus populaires du rakugo, une forme de théâtre humoristique japonais. L’histoire raconte celle d’un père à la recherche d’un prénom qui apporterait longévité et chance à son fils aîné qui vient de naître. Ce dernier alla alors chercher conseil auprès d’un prêtre qui lui suggéra de nombreux noms sensés permettre à l’enfant de vivre sous les meilleurs auspices, dont Jugemu (littéralement « vie infinie »). Incapable d’en choisir un seul, le père décida de donner à son fils la totalité des prénoms proposés par le prêtre (liste de prénoms qui se trouvent d’ailleurs être gravés sur la face B de la compilation). Un jour, Jugemu tomba dans une rivière. Un camarade de classe s’empressa d’aller prévenir la mère du jeune garçon, mais le temps qu’il prononce son nom complet, il était trop tard, Jugemu s’était noyé. Plus tard, un autre petit garçon, baptisé Choi (« court instant » en japonais), connut le même sort, mais put être rapidement sauvé. C’est ainsi que, depuis ce jour, toutes les mères de ce village donnèrent des noms courts à leurs enfants. » nous raconte ainsi la belle pochette de Jugem’ je t’aime.

Peux-tu nous présenter Specific Recordings ?

Flo : Il s’agit d’un label créé à Metz en 2011 et qui a pour but de diffuser de la musique aussi « spécifique » que possible (à la croisée de plusieurs genres, expérimentation, improvisation, etc.) et des artistes durs à cataloguer en vinyle. On met aussi un point d’honneur à produire de « beaux objets » en soignant l’aspect visuel et le packaging de nos disques (gatefolds, disques de couleur, obi, sérigraphies, gravures laser, etc.). En 2013, parallèlement à notre catalogue principalement consacré à la scène indépendante locale, on a eu l’occasion d’étendre nos activités au Japon, notamment grâce à un partenariat avec Avex Trax et des collaborations avec d’autres labels comme Lastrum ou Warner. On aborde nos sorties japonaises avec les mêmes exigences que les autres : est-ce que la musique nous touche, est-ce un album qui sort des sentiers battus, comment va-t-on en faire une œuvre cohérente appréciée autant pour son fond que pour sa forme ?

Specific Recordings est un label à trois têtes, comment s’organise le travail à six mains ?

Flo : On a créé le label à deux en collaboration avec un ami graphiste, Philippe (qui dirigeait à l’époque le studio New Work City à Metz et aujourd’hui DA du Studio Alegori à Tokyo) pour la réalisation des artworks de nos premières sorties. Le travail s’organise donc plutôt à quatre mains : je m’occupe des parties administrative et logistique (envoi au pressage, relation avec les fabricants), de la distribution, des commandes, ainsi que d’une partie de la promo et Jennie s’occupe de toute la partie artwork (création ou layout des éditions européennes), de la communication du label (dossiers de presse, site, réseaux sociaux) et des relations presse. Philippe, lui, nous file de précieux coups de main à Tokyo. Quant aux décisions, elles sont toutes prises à deux cerveaux.

Qu’est-ce qui vous a particulièrement attiré chez Suiyoubi no Campanella ?

Flo : Pour un Occidental, la musique jouée par SNC peut aussi bien sonner atypique et avant-gardiste que désuète, du fait de la somme d’influences mises en jeu par le groupe. C’est cette dichotomie qui nous a beaucoup attirée, le fait de proposer des titres d’apparence très commerciaux mais cachant tout un univers fait de codes et de références que seuls les exégètes peuvent comprendre et apprécier. Peu de groupes japonais actuels peuvent se targuer de proposer un tel niveau de lecture de leur musique. Au-delà de ça, il faut aussi avouer que Komuai et ses amis savent écrire des putains de bonnes chansons.

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Comment est né le projet Jugem’ je t’aime ? Pouvez-vous nous parler de votre collaboration avec Suiyoubi no Campanella ?

Flo : C’est Philippe qui nous a fait découvrir Suiyoubi No Campanella et qui nous a mis en contact avec Komuai, la chanteuse, et son management, Tsubasa Records. À l’origine du projet, on souhaitait sortir les trois morceaux portant des titres français (Jeanne d’Arc, Marie-Antoinette et Napoléon) et créer un disque autour des relations entre la France et le Japon. On a choisi trois autres morceaux pour les accompagner et Komuai, qui a été tout du long très impliquée dans la création de l’objet, a proposé de construire le disque autour de ce célèbre conte du rakugo, Jugemu, avec pour fil conducteur un certain sens de l’absurde présent dans ses chansons et qui se retrouve donc aussi au niveau visuel (le prénom du petit garçon du conte gravé sur le disque, la pochette avec sa tête à l’envers, etc.). Elle a alors collaboré avec Studio Alegori, en charge de l’artwork pour cette sortie, et on est très content du résultat.

Komuai : C’était il y a deux ans à peu près, j’ai rencontré un « gars bizarre » (rire) dans un petit bar arty à Tokyo où je travaillais parfois. Après avoir un peu discuté, je lui ai montré quelques-uns de mes clips (Momotaro, Marie-Antoinette). Nous avons poursuivi notre discussion et nous sommes aperçus que nous partagions une même vision de la musique, de la culture, ainsi que des ambitions communes, après quoi il m’a dit qu’il travaillait avec un label français (Specific Recordings, ndlr). J’ai été très surprise, d’autant que j’étais très proche des groupes avec lesquels ils avaient déjà signé, comme Tokyo KaranKoron et Charisma.com. Notre collaboration était dans la suite logique des choses.

Votre label est spécialisé dans le vinyle, mais celui de Jugem’ je t’aime était accompagné par un code de téléchargement, ainsi qu’une version CD. Pourquoi ce choix ?

Flo : Parce que lors de nos sorties japonaises précédentes, on nous a souvent demandé si on comptait sortir tel ou tels albums en CD. Il semblerait que beaucoup de fans de J-music ne fassent pas partie du public qui achète du vinyle. Et comme ce disque va aussi sortir au Japon et que, là-bas, le marché du vinyle redémarre très doucement, on a décidé de « démultiplier » les supports pour cette sortie. On reproduira peut-être l’expérience sur une de nos prochaines sorties japonaises.

Jugem’ je t’aime jongle avec les cultures, en l’occurrence japonaise et française. Komuai, qu’est-ce qui t’attire dans la culture française ?

Komuai : Les japonais n’ont qu’une bonne image de la France. Je pense que cette image qu’ils ont de la culture française est illusoire. Il y a quelques années, je suis allé en France, à Toulouse, Paris, etc… et je me suis dit que ma personnalité, mon humeur collait parfaitement avec le pays. Mais ce n’était qu’un voyage, et je ne suis pas certaine que mes chansons y soient liées ! (rire)

J’ai entendu dire que, au delà de la musique en elle-même, les concerts de Suiyoubi no Campanella étaient particulièrement intéressants. Aurais-tu une anecdote à nous raconter à ce sujet ?

Komuai : Je n’ai pas d’anecdote particulière. J’aime varier mes représentations. Je n’aime pas faire toujours la même chose, je me fatigue et m’ennuie facilement, donc j’essaie de changer aussi souvent que possible, j’aime être surprise lorsque je vais à un concert. Je pense que les lives de Suiyoubi no Campanella sont comme un karaoké géant (rire), comme lors d’une session karaoké, tu peux chanter une même chanson, mais à chaque fois ce sera différent, tu peux utiliser un tambourin, tu peux crier, etc… (rire)

Tu modifies, improvises tes performances lors du concert, ou tu prépares tout ça en amont ?

Komuai : Tout est préparé, par exemple, moi ou un autre membre de l’équipe propose une idée, une nouvelle manière de faire quelque chose suivant l’humeur d’une chanson par exemple et nous préparons tout ça ensemble. Mais l’organisation en elle-même me revient à moi seule durant le show. Durant les festivals, par exemple, j’adore démarrer le concert alors que je suis sur un camion le micro dans les mains ! C’est très fun, j’adore ce genre de performance.

Peut-on espérer voir Suiyoubi no Campanella en Europe, voire même en France très bientôt ?

Komuai : Oh wow ! Je veux jouer en France, faire une tournée européenne ! Nous commençons tout juste à jouer en dehors du Japon. En mars dernier, par exemple, nous étions au SXSW (South by Southwest) 2016 à Austin, mais je me sens comme un animal primitif (rire). Quand je danse, ou groove sur scène, j’essaye de créer une certaine vibration, je pense que les japonais ressentent beaucoup moins cette vibration. Peut-être sont-ils trop concentrés sur ce qui se passe sur scène, ou sur la signification des paroles. Bien sûr c’est très cool, mais je pense qu’ils ressentent beaucoup moins le groove, ils ne dansent et ne bougent pas comme le public étranger.

Tu es particulièrement impliquée dans la réalisation des clips de Suiyoubi no Campanella. Est-ce que l’idée de jouer un rôle devant ou derrière la caméra pour un film ou une série t’a-t’elle déjà traversé l’esprit ?

Komuai : Un jour peut-être, oui. Ça m’intéresse beaucoup. Enfin, pas la partie technique, comme l’utilisation de la caméra, mais les parties direction/création m’intéressent énormément. J’aime imaginer, dessiner ou écrire des histoires… J’adore penser à tout ça. J’apprécie vraiment mon implication dans les clips, imaginer une histoire depuis une chanson. J’aime aussi improviser, et de ce fait certaines personnes disent que je suis bonne actrice, mais j’en doute ! (rire) Enfin, qui sait un jour peut-être je jouerai devant une caméra ! Mais ce jour me paraît bien loin. J’ai l’impression de ne pas savoir bien chanter, ni même bien danser… Et puis j’ai beaucoup de mal à parler anglais (rire), je ne sais pas non plus jouer de la guitare, parfois je me demande comment est-ce que je peux bien faire de la musique ? (rire) C’est tellement bizarre ! J’essaie alors d’utiliser mon cerveau et mon imagination, autant que possible, d’utiliser mes atouts.

Peux-tu nous donner un premier aperçu de votre prochain projet ?

Komuai : Notre prochain concept d’album sera U.M.A. (Unidentified Mysterious Animal) avec peut-être des maquillages de folie et un peu de S.F sur scène. (rire)

Quels albums écoutez vous actuellement ?

Jennie : An Anxious Object de Mouse On The Keys, Contradictions de Paul Smith et National Service de Total Victory.

Flo : Actuellement j’écoute toutes les prochaines sorties de Jan Mörgenson, Malaïse et Ensync, je bloque un peu sur le dernier Jess & The Ancient Ones et puis sinon je boucle un peu toujours sur les mêmes trucs (Aloha, No Knife, Tokyo Karan Koron, Sheena Ringo). Comme je suis disquaire, ma playlist a tendance à changer quasi-quotidiennement.

Komuai : En ce moment j’écoute beaucoup de hip-hop. Je n’étais pas trop hip-hop jusqu’à présent, là j’écoute Kendrick Lamar, ou des artistes japonais comme Kohn, Salu, Chinza Dopeness… Je redécouvre aussi beaucoup de classique du hip-hop comme Snoop Dog.

Quels sont vos albums favoris de 2015 ?

Jennie : Contradictions de Paul Smith et National Service de Total Victory !

Flo : Ataraxia de Michelle Blades, No Cities To Love de Sleater Kinney, Flowers Of Romance de Mouse On The Keys et National Service de Total Victory (techniquement sorti en 2014, mais bon on s’en fout), ainsi que tous les disques qu’on a sorti en 2015 avec Specific, bien entendu !

Komuai : D’Angelo ! Attends, c’était bien l’année dernière ? Bref. Je pense que le Japon l’aime peut-être un peu trop ! (rire) Ah et j’ai aussi beaucoup aimé l’album de Kendrick Lamar (To Pimp a Butterfly, ndlr). Cet album est très politiquement engagé et j’aime aussi beaucoup le fait qu’il nous raconte une histoire, de la première à la dernière piste. Le hip-hop américain, voire même coréen sont biens plus engagés que le hip-hop japonais. Je pense que nous n’avons que très peu de ghettos au Japon, contrairement aux États-Unis et à la Corée, c’est vraiment intéressant. Mais ça arrive aussi parfois au Japon. Le rappeur japonais Dengaryu, par exemple, passe des messages très forts, notamment au sujet du vote, lors de ses concerts. Oh et j’ai failli oublier, l’année dernière j’ai aussi beaucoup aimé l’album d’Erykah Badu « But You Can’t Use my Phone » !

Qu’attendez vous de 2016 musicalement parlant ?

Jennie : Les nouveaux albums de The Last Shadow Puppets et de Maxïmo Park. Puis d’entendre le nouveau projet de Dr. Geo, probable future sortie du label.

Flo : J’attends beaucoup et rien à la fois. Je suis sûr qu’il y a plein de chouettes disques qui vont sortir et me mettre une grosse claque, et puis encore et toujours les disques sur lesquels on va travailler avec le label, mais aussi ceux des copains et copines. Néanmoins, dans les premiers que j’attends, il y a les nouveaux opus d’Aluk Todolo, des Junior Boys et d’Hexvessel qu’il me tarde de découvrir.

Komuai : Je souhaite que davantage de musiciens internationaux viennent jouer au Japon ! Nous vous attendons ! Je sais que nous, les japonais, pouvons être très timide, mais nous sommes aussi très fans ! (rire) Je pense que c’est difficile pour les artistes internationaux de venir jouer devant un public japonais, mais nous pouvons être très chaleureux et passionnés, comprenez bien ça s’il vous plaît ! (rire)

Amoureux de la scène musicale nippone vous nous avez gâté avec les albums de Tokyo KaranKoron, Biskaidan, Passepied et Charisma.com. Que réservez-vous aux amateurs de sons japonais pour 2016 ?

Flo : En mars, nous avons aussi sorti l’album de Hatsune Kaidan, collaboration entre Hijokaidan (un groupe de noise) et Hatsune Miku (la célèbre vocaloïde). On prévoit dans le courant de l’année – peut-être à la rentrée – une nouvelle collaboration avec Avex Trax… qu’on ne dévoilera que quand elle sera actée. En tout cas, il s’agit d’artistes qu’on apprécie depuis un bout de temps et qu’on a hâte de défendre !

Que peut-on vous souhaiter pour la suite ?

Komuai : J’ai récemment déménagé dans un nouvel appartement à Tokyo, Je n’ai pas eu le temps de débarrasser mes affaires, mon appartement est encore plein de cartons ! Je suis tellement paresseuse, c’est trop dur ! (rire) Alors peut-être pouvez-vous me souhaiter d’en avoir rapidement fini avec tout ça ! (rire)

Flo : Que l’on puisse encore et toujours sortir des disques d’artistes japonaises qui sortent un peu du lot et retourner le plus vite possible à Tokyo pour partager des moments cools avec les amiEs (ce mois-ci, si tout se goupille bien).

Je tenais à remercier chaudement Flo, Jennie et Komuai pour leur temps, ainsi que leurs riches réponses. Tous mes remerciements aussi à l’équipe de Specific Recordings, Suiyoubi no Campanella et tous ceux qui ont rendu cette interview possible. 

Vous pouvez suivre l’actualité de Specific Recordings à cette adresse : http://spcfc.com/

Pour les curieux qui aimeraient creuser le sujet d’avantage, voici un lien vers une autre interview de Flo et Jennie de Specific Recordings par Tokoro Dokoro : https://tokoro-dokoro.com/2016/01/07/de-metz-a-tokyo-specific-recordings/

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