Les webcomics, ou le festin gratuit

Déclaration d’amour

L’industrie de la BD et du manga est probablement l’une des industries culturelles dans lesquelles j’investis le plus, à la fois de temps, d’intérêt, et d’argent. Malheureusement, autant que j’aime suivre les nouvelles sorties ou récupérer des antiquités, parfois, fatalement, les coffres sont vides. Heureusement pour moi, j’ai grandi et je vis à l’incroyable époque d’internet, où se sont développés sur les deux dernières décennies de nombreux circuits officieux où des artistes plus ou moins débutant-es proposent leur travail librement, et souvent même gratuitement !

Comme beaucoup de gens de mon âge, j’ai découvert les webcomics au collège, en lisant des gens comme Fülix ou Maliki. Aujourd’hui l’idée n’est plus si nouvelle ; certains vétéran-es s’en sont servi comme tremplin et éditent leur BD traditionnellement, parfois même le webcomic d’origine, remanié ou étendu (on peut mentionner le délicieux  et NSFW Oglaf par exemple); des plateformes spécialisées se développent (Webtoon, Delitoon,…) et grossissent tellement qu’elles peuvent même faire tranquillement leur pub sur des grosses plateformes comme Facebook. Certains ont marqué l’internet (comme le célèbre screamer dans The Bongcheon-Dong Ghost) et/ou continuent de jouir d’un énorme succès sous des formes très diverses, et ce ne sont pas les fans de Killing Stalking qui me diront le contraire.

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Internet a changé depuis, et moi aussi, mais j’ai gardé l’amour que j’ai pour ce support. D’abord, il permet en général une agréable proximité avec les artistes, qui sont plus disponibles, et, souvent, n’hésitent pas à partager les détails de leur processus créatif voire à commenter directement leurs propres travaux. C’est une perspective que je trouve incroyablement enrichissante et à laquelle je regrette d’avoir si peu accès dans le circuit « officiel ».

Évidemment, on est surtout ici face à de la création amatrice, avec ses petits travers : graphismes parfois un peu instables, scénarios occasionnellement maladroits, dialogues un peu étranges… Mais en gardant à l’esprit que ces artistes ont parfois peu d’expérience et/ou peu d’encadrement, bref, en ajustant ses attentes, on profite de tout ce que l’amateurisme a de beau. Les imaginations sont sans filtre et ne reculent devant aucun mélange, aucun thème, aucune idée aussi farfelue qu’elle soit. On sent souvent que les artistes se font plaisir, en utilisant des tropes faciles et des motifs réconfortants, qui se voient peut-être un peu trop, mais grâce à cela, on a aussi accès à des univers encore plus personnels, uniques. Et une diversité qui ne nous donne que le choix !

De plus, un webcomic s’étale fréquemment sur plusieurs années de la vie de l’artiste, au cours de laquelle l’expérience se transforme, les influences se croisent. On voit alors le style se transformer, s’affiner, l’écriture s’améliorer… C’est une observation en direct (ou presque) des progrès d’une personne, de son évolution en tant qu’artiste. Et c’est toujours une très belle chose à observer.

Je suis donc absolument ravie de voir l’offre se développer autant. Mais avec tant de choix, on finit évidemment par se perdre un peu. Je suis moi-même complètement perdue, et découvre souvent mes lectures au hasard, les rangeant dans une liste d’attente infinie vers laquelle je ne reviens pas assez.

Malgré tout, il y a des pépites qui sortent du lot, qui me tiennent à cœur et dont j’aimerais pouvoir discuter avec d’autres fans, je propose donc une petite sélection de mes trouvailles préférées jusqu’à présent ! (Attention ceux-ci sont tous en anglais) Je voudrais d’abord parler en détails de mes trois incontournables, mais je laisse aussi de la place à trois autres travaux qui valent largement le détour.

Morceaux choisis

Countdown to Countdown de Xiao Tong “Vel” Kong: https://ctccomic.com/comic/1/

Iris n’est jamais sorti du labo. Il reste dans sa chambre toute la journée et, entre deux peintures, subit des tests afin de développer son étrange pouvoir de matérialisation (tests qu’il persiste à échouer). Autant dire que lorsqu’il se retrouve à fuir d’étranges zombies végétaux sur les talons du flamboyant Lilium, il doit faire preuve de beaucoup d’adaptation pour survivre dans l’Amérique de 2044, avec sa pollution, sa violence et ses chasseurs de têtes.

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Countdown to Countdown est donc une histoire de zombies, mais pas que. A la croisée de la SF et de la fantasy, l’artiste explore aussi la narration et l’esthétique des jeux vidéo de type RPG, et y ajoute des tonnes de détails et d’idées visiblement empruntées d’influences très variées qui rendent l’histoire super dense mais sans être illisible. Il y a peu de personnages car malgré le rythme endiablé, l’artiste n’hésite pas à passer du temps sur ses personnages principaux, et donne à chacun-e une personnalité bien distincte au-delà de leurs pouvoirs / attributs. Et pour finir, il y a évidemment ce qui m’a attiré l’œil en premier : des graphismes magnifiques. Le format « case à case » du webcomic permet de profiter pleinement du style de Xiao Tong Kong / Vel qui réalise une véritable illustration en couleur pour chaque case.

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Ce webcomic peut plaire pour plein de raisons, il est beau, bien écrit, et l’artiste utilise au maximum l’originalité du format pour créer quelque chose d’unique et addictif. Si vous voulez en prendre plein les yeux et que vous ne reculez pas devant un peu d’action, c’est vraiment un incontournable, qui a déjà une assez large fanbase. Par ailleurs, l’artiste a choisi de remanier entièrement son webcomic depuis le début, et la mise à jour sera faite sous peu, alors si vous souhaitez lire la version dont je suis tombée amoureuse, dépêchez-vous !

She Dwarf de Kyle Latino: https://www.shedwarf.com/comic/chapter-1-page-1/

She Dwarf porte fièrement la hache et la barbe, sillonnant les routes à la recherche du pays perdu de Dammerung. Héritière d’un empire nain aujourd’hui disparu, elle poursuit le rêve de sa mère de bagarre de taverne en grotte maudite, nouant amitiés et inimitiés plus folkloriques les unes que les autres. Cependant, l’elfe sheriff veille sévèrement sur l’ordre public, et ne porte pas She Dwarf et ses encombrants travers dans son cœur, d’autant que le noble projet de l’héroïne pourrait avoir des conséquences plus complexes qu’elle ne le croit.

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She Dwarf s’inscrit dans un univers de medieval fantasy pétillante que les fans de Terry Pratchett sauront immédiatement apprécier. Kyle Latino s’empare des écueils et les tord dans tous les sens, mais s’en sert aussi pour créer un univers épique qui reste cohérent. Il n’hésite pas non plus à nous surprendre en créant de véritables moments dramatiques, et rien n’est aussi simple que l’on ne pourrait l’imaginer. Mais, surtout, on rit tout du long, car l’auteur possède un vrai sens du petit détail et de la réplique piquante. Sans parler de son style graphique, aussi frais que son humour : beaucoup plus proche de la BD cette fois, en découpage traditionnel, il n’hésite pas à faire exploser les couleurs vives de toutes parts, tout en restant très propre, ce qui permet à l’action de rester parfaitement lisible, même en plein cœur d’une bataille magique.

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Comme je l’ai déjà mentionné, c’est une pépite fraîcheur incontournable pour tous les fans de fantasy, mais nul besoin de connaître les arcanes du genre, et le webcomic peut être apprécié sans problème par n’importe qui. Globalement, si tout ce que vous souhaitez ce sont de belles aventures dans un univers coloré, un petit peu de fraîcheur et de bonne humeur, foncez.

Witchy d’Ariel Ries : http://witchycomic.com/comic/page-1/

Nyneve est élève d’académie dans le royaume de Hyalin, mais ses cheveux courts ne lui garantissent que des mauvais résultats à tout examen pratique de magie, ce qui l’arrange bien. Elle pourra ainsi poursuivre sa carrière universitaire sans aucun risque d’être sélectionnée à la fin de l’année pour intégrer la garde royale, un honneur pour beaucoup, une terreur pour elle. Pourtant, l’examen royal ne s’avère pas être la simple formalité que Nyneve s’imaginait pouvoir saboter facilement, et elle va vite se retrouver confronter aux autorités royales, qui sont moins arrangeantes que ses professeurs.

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Je serais tentée de comparer Witchy à Harry Potter, pas à cause de son univers, mais parce que l’histoire connaît un crescendo similaire : l’ambiance scolaire fantastique qui attire l’œil au début laisse vite place à beaucoup de tensions. Mais la comparaison s’arrête là ; d’abord, Witchy se déroule dans un univers de magie d’inspiration asiatique à la croisée des folklores, aussi beau que totalement dépaysant. Le style d’Ariel Ries est assez original et très dynamique, mais c’est surtout l’expressivité de ces personnages qui me marque. Les émotions sont sans retenues, et l’artiste sait les exprimer puissamment en seulement quelques cases, ce qui nous donne une palette de personnages particulièrement bien étoffés. De plus, de tous les webcomics présentés ici, Witchy est sans conteste le plus politique et le plus dense. Très vite, Nyneve devra faire des choix douloureux, et affronter des conséquences aussi terribles qu’inévitables. Sa quête est difficile et les conflits sont nombreux, or le rythme de l’histoire joue admirablement de ces tensions, en nous laissant nous reposer quelques pages avant de reprendre notre interminable fuite désespérée. La dimension sociale particulièrement soignée de l’univers de Witchy est l’un des piliers de l’histoire et un point fort de son écriture.

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A bien des niveaux, Witchy est surprenant. C’est une histoire très complète en ce qu’en plus d’un univers très original et d’une histoire prenante, on a aussi une discrète sensibilité qui s’exprime à travers des personnages très humains, dans leurs imperfections et leurs contradictions. Witchy est tout simplement une bonne histoire, qui mérite d’être lue et relue.

Gourmandises

On a Sunbeam de Tillie Walden : https://www.onasunbeam.com/

J’ai dit plus haut que la majorité des artistes de webcomics sont des amateur-ices, ce qui est vrai, mais on trouve également des professionnels qui y retournent où n’hésitent pas à en mener parallèlement à leur carrière. On a Sunbeam est une BD de Tillie Walden, qui n’est pas une amatrice ni une débutante, au contraire. Ses BDs (dont la plus remarquée Spinning) ont déjà remporté de nombreux prix y compris à l’international, et toutes sont sorties en format papier (y compris celle-ci, d’ailleurs). Mais l’autrice a choisi de laisser cette délicate histoire de science-fiction en ligne, pour le plaisir de nos yeux et de nos cœurs tendres.

On a Sunbeam suit Mia, la petite nouvelle à bord d’un vaisseau-poisson dont la minuscule équipe se déplace de ruines en ruines pour effectuer des rénovations. On oscille avec Mia entre son présent et la lente adaptation à sa nouvelle vie, et son passé de lycéenne à problèmes dans un internat bourgeois, amoureuse d’une mystérieuse camarade. Assez contemplatif, ce webcomic révèle lentement ses nombreux secrets et on se concentre surtout sur le passé de Mia dans un premier temps, mais les magnifiques décors dichromes et leurs milliers de détails laissent de quoi contempler. De plus, ce rythme permet aussi d’apprécier pleinement les personnages, en particulier Mia, qui est pourtant plutôt taciturne. On a Sunbeam est au final une œuvre pleine de douceur sur le fait de grandir, dans une ambiance de SF très épurée. Une pépite dont il faut profiter, ne serait-ce que pour découvrir l’autrice.

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Heart of Gold de Viv et Eli: http://www.heartofgoldcomic.com/comic/page-01/

L’action d’Heart of Gold se situe dans la France rurale des années 1980, et nous suivons Ionel, un musicien désespéré par sa santé déliquescente qui pourrait achever sa carrière. Il attend alors le miracle, en se rendant à chaque occasion aux offices du prêtre guérisseur Dunnant. Ce webcomic est en anglais mais est le résultat de la coopération de deux artistes suisses.

Il s’agit d’une romance historique BL, dont les somptueux graphismes ont immédiatement retenu mon attention. Au-delà du style très soigné, j’apprécie énormément le travail qui est fait autour de l’imagerie religieuse, et plus spécifiquement catholique : malgré des couleurs plutôt ternes les jeux de lumières sont très contrastés, le découpage et les décors créent beaucoup d’effets de profondeur et de géométrie, sans parler des nombreux symboles. Même si le point de départ du scénario ne m’a pas vraiment convaincue, l’ambiance mystique qui s’en dégage est irrésistible, et la progression lente du scénario y contribue définitivement. Une petite beauté dans son genre, et le décor catholique assez original est vraiment bien exploité.

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Novae de KaiJu : http://www.novaecomic.com/comic/novae-test/

Au début, Novae n’est qu’une petite romance historique (BL) toute mignonne et peut être un poil rapide, saupoudrée de quelques anachronismes. Autant dire que ce n’est vraiment pas ce qui retient mon attention en général, pourtant, quelque chose, peut-être l’ambiance, m’a retenue le long des premiers chapitres, jusqu’à ce que le webcomic prenne un tournant plus original et me happe définitivement. Dans la France du 17e siècle, Raziol, un apprenti astronome brillant rencontre Sulvain, aussi affable que mystérieux. Au-delà des sentiments qui les anime rapidement, les mystères qui entourent Sulvain ne vont pas s’avérer que des atouts séduction quand des évènements plus complexes vont secouer l’académie.

Au fur et à mesure que le webcomic s’engage plus fermement dans le fantastique s’en dégage une atmosphère plus pesante, plus dense qui emprunte des codes à des genres très variés. Parfois elle me fait carrément penser à celle de The OA, et globalement, elle m’intrigue. Mon intérêt pour les personnages grandit au fur et à mesure que je les connais mieux, et l’univers que je croyais surtout historique s’étend et cache d’agréables surprises. Pour les lecteur-ices de romance, c’est un excellent choix, pour les autres, c’est une belle découverte inattendue.

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Épilogue

Les webcomics que je présente ici sont tous en anglais, et donc pas forcément accessible à tous, j’en suis la première désolée. De manière générale, la barrière de la langue est souvent le problème principal du webcomic : très peu sont traduits, presque « par nature », on ne peut donc en lire que dans des langues qu’on maîtrise, ce qui est infiniment frustrant (ceci étant dit, de plus en plus de webcomics paraissent directement en anglais, même si ce n’est pas la langue maternelle des artistes).  De plus, comme je l’ai mentionné, il est difficile de mener une recherche méthodique ; c’est notamment pour ça que je n’ai pas mentionné de webcomic francophone dans cet article : je sais qu’ils existent, mais je n’en connais aucun, et j’ai du mal à trouver !

Les plus populaires parviennent parfois à se faire un nom, mais les pépites cachées restent souvent bien cachées, aussi j’en appelle aux autres fans de webcomics de l’ombre : discutez-en (ne serait-ce qu’avec moi, qui suis avide de recommandations), faites de la publicité, bref, partagez tout cet amour de fan ! Mais surtout, faites-vous toujours plaisir.

2 réflexions sur “Les webcomics, ou le festin gratuit

  1. En perle caché, je me rappelle de Gunnerkrig court, l’histoire d’une orpheline qui fait ses premiers pas dans un pensionnat des plus…particuliers… Toute ressemblance avec un certain sorciers britanniques à lunettes reste vague, puisque ce webcomic a une tonalité beaucoup plus poétique/mélancolique (l’atmosphère vire même au lovecraftien soft parfois) et des thématiques différentes (un affrontement science vs nature sans manichéisme aucun, entres autres…)
    Comme mentionné dans cet article, le style d’un auteur de webcomic peut évoluer, et c’est le cas ici, donc ne vous fiez pas aux premières pages, tout cela va s’affiner au fur et à mesure…
    https://www.gunnerkrigg.com/?p=1

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