Death Stranding : le jeu du confinement Première partie : Arpenter les chemins de la mort

Sac à dos sur les épaules, la carte à la main, nous voilà prêt à avancer. Il fait beau, mais la météo annonce une pluie qui nous obligera à faire attention. Attention aussi aux reliefs : une corde d’escalade ou une échelle ne seront pas inutiles. Une bonne journée de marche nous attend.

Le confinement nous a privé durant deux mois de cette joie simple de la randonnée. Heureusement le jeu d’Hideo Kojima : Death Stranding nous a permis de l’émuler autant que possible par un jeu vidéo. Plus encore, sous les apparences d’un blockbuster se cache le walking simulator de notre époque. Il ne s’agit pas que de traverser de verts pâturages, mais de reconstituer les Etats-Unis en reliant les derniers survivants d’une mystérieuse source de morts. Plus fort que Madame Soleil, Kojima avait tout compris de ce qui se passerait en cas d’épidémie mortelle. Death Stranding, un jeu qui parle du maintenant et de l’après COVID 19, enfin si ça ne va pas mieux : un monde où sortir est à la fois joie et danger, un monde où les livreurs et agents du BTP sont des héros, un monde où l’on apprend à rester connecté dans la distance. Notre monde, un peu.

Il y a beaucoup de choses à dire. Ce texte sera donc divisé en deux parties. Une première partie centrée sur la question de l’activité physique individuelle des personnes, et une deuxième partie plus centrée sur les thématiques sociales du jeu.

Avertissement

Ce texte est écrit après une quarantaine d’heures de jeu. J’ai largement pris mon temps et ne suis qu’à la moitié du jeu à peu près (chapitre 4). Mon but étant de vous amener à jouer, je vais essayer de spoiler le moins possible. Les captures d’écran proviennent pour une large part du site officiel du jeu. Les autres captures et gifs proviennent de vidéos de gameplay trouvées sur youtube. La photo du professeur Raoult provient d’un article de jeune Afrique.

Quand la mort ne tient qu’à un fil

La communication faite autour de Death Stranding a volontairement brouillé les pistes à base de bébé au fond de la gorge, de Mads Mikkelsen pleurant des larmes noires ou de traces de mains sur les bras de Norman Reedus. Hors contexte, ces éléments n’ont aucun sens, mais liés dans des heures de jeu, on comprend facilement ce que cela raconte, au premier degré. Pourtant au cœur de cette histoire de béance sur le monde des morts se trouve une métaphore de virus dont la portée ne m’était pas apparue avant le confinement.

Merci de respecter les gestes barrières avec les échoués

Quand on pense science-fiction, on pense mechas, pollution, Blade Runner, Ghost in the Shell, ou même Star Wars. Death Stranding se situe plus du côté de Heidi. Comme en écho au monde post-humain de Walking Dead, on y incarne un Norman Reedus qui marche au milieu du rien.

Plus de villes ou presque. Plus d’humains dans les rues. Plus de routes, plus de ponts. De l’herbe, des montagnes, des sources chaudes, mais pas d’animaux. La pluie a tout détruit. Elle n’est pas que de l’eau mais du temps. Ce qui est mouillé vieillit à une vitesse exagérée. Cela a des avantages pour faire pousser des récoltes en un temps record, mais empêche globalement la vie de reprendre le dessus. Votre bonne conscience en sera sauve pour le coup, cette fois-ci, nous ne sommes pas le problème.

Pourquoi cette pluie ? Pourquoi ce vide ? L’histoire est à la fois complexe et simple. N’ayant pas terminé le jeu, je n’en connais pas tous les tenants et les aboutissants. Pour cet article, nous n’avons besoin de ne connaître que l’essentiel. Les morts sont parmi nous. Pas sous forme de zombies, mais de fantômes flottant au vent, accrochés au sol par des câbles rappelant des cordons ombilicaux.

Ces fantômes posent trois problèmes. Tout d’abord, ils sont pratiquement invisibles. Seules les personnes revenues de la mort les voient. On imagine sans peine à quel point cela rend notre héros exceptionnel. Les autres humains doivent se servir d’une technologie basée sur des bébés en gestation dont l’installation dans des cocons de verres reproduit l’environnement maternel. Même dans le jeu, personne ne sait comment cela fonctionne, mais cela permet à Kojima de nous faire bercer un bébé en bougeant la manette. Worth it.

Ensuite, le contact avec les fantômes entraîne une explosion quantique capable de raser des villes entières et ayant causé la disparition de la quasi-totalité de l’humanité.

Dernier problème : une personne morte ouvre elle aussi, au fil de la corruption de son corps, une porte vers le monde des morts.

Pour résumer : une menace invisible mais mortelle, que l’on peut croiser n’importe où pour peu que l’on sorte de chez soi, et qui se développe au contact des morts. Un virus quoi. Un virus hyperbolique même, pratiquement impossible à déceler, presque constamment létal, et qui se propage littéralement dans l’air.

échoués

Sortir en temps d’épidémie : métaphore

Une métaphore ludique

L’univers de science fiction de Death Stranding est une métaphore ludique. Si certains éléments prennent un sens clair dans notre époque confinée, d’autres ouvrent des chemins où un jeu peut exister. Une personne qui a vaincu le COVID 19 a développé des anticorps. Sam Porter Bridges et les quelques autres élus sont littéralement revenus de la mort, décrite comme un lieu tangible, d’où l’on peut ramener des objets, des souvenirs, des personnes. Etudier le sang d’une personne qui a vaincu la maladie permet d’établir des remèdes. Etudier le sang du héros permet de créer des grenades anti-morts. Il est plus ludique de se prendre pour le professeur Raoult quand cela implique de tuer littéralement la mort et que le boss de fin de niveau a plus de prestance qu’un directeur d’agence régionale de santé.

L’aspect ludique de la métaphore tient aussi dans la création de mécaniques de jeu. Les alertes lorsque l’on croise les morts et les mécaniques d’infiltration qui en découlent, la téléportation de corps et d’objets par le biais d’un super réseau internet quantique , et de manière générale tout le spectaculaire induits par un univers de science-fiction ambitieux font que le jeu est aussi intéressant en tant que métaphore qu’en tant qu’histoire à prendre au premier degré. Les mécaniques introduites par ces éléments de science-fiction donnent un plaisir au jeu que la vraie vie n’apporte pas

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Le professeur Raoult dans Metal Covid 19 : chloroquine eater

Confiné / libéré

La question du confinement est aussi une mécanique narrative autant que ludique.

Si proche et pourtant si loin

Narrative car elle pousse le confinement que nous vivons actuellement à un niveau presque inacceptable. Sam est littéralement allergique au contact des autres humains. Les autres personnes n’apparaissent que via des hologrammes et des interfaces de communication. Dans les villes que l’on traverse, les rues sont désertes. Si on nous dit que tant de milliers d’habitants y vivent, on n’y croise jamais que les mêmes personnages non joueurs, toujours sous forme indirecte.

Il y a d’ailleurs une sorte de troll dans la manière dont Kojima a constitué son casting. La communication du jeu a largement reposé sur sa modélisation d’acteurs ou de personnalités très connues, comme Norman Reedus, Léa Seydoux ou Mads Mikkelsen, mais aussi sur les caméos de personnalités connues comme Nicolas Wending Refn, Junji Ito ou Edgar Wright. Si l’on passe effectivement son temps à croiser des visages connus, ceux-ci apparaissent déformés par les hologrammes et artefacts de transmission.

Ainsi, les quelques moments où les personnages ouvrent leur porte pour venir vers vous sont porteurs d’une émotion vraie, que seule une personne physique peut apporter. Il est bien sûr très paradoxal de ressentir cela dans un jeu vidéo. Un personnage qui apparaît directement n’est pas moins virtuel qu’un personnage avec lequel nous communiquons par interface, mais le ressenti est comme dans la vraie vie très différent. Je crois que l’un des intérêts de multiplier les acteurs et personnalité de ce point de vue est d’ancrer plus facilement le jeu dans le réel.

junji ito

Pas d’article de Nostroblog sans référence à Junji Ito : c’est la loi

Un gameplay confiné

D’un point de vue ludique, la question du confinement se pose en termes de hub et de relation entre le dedans et le dehors. Dans de nombreux jeux modernes, le joueur possède une base centrale, un hub, qui va lui permettre de se reposer, d’améliorer son équipement, de récupérer de nouvelles missions. On pense par exemple à la station spatiale de Nier Automata. Le problème de ces espaces est le suivant : ce sont des lieux qui sont à la fois des menus et des lieux de vie, donnant lieu à des discussions inutiles quand on veut juste repartir à l’action. Dans Death Stranding, le fond et la forme sont liés. Les relations entre le héros et les autres sont uniquement fonctionnelles, basées sur la relation de livraison. Sam ne peut pas discuter avec les autres en face à face. Il ne peut que récupérer des commandes et les envoyer. Les discussions plus longues se font via les nombreux e-mails reçus au fil du jeu, et encore ne voit-on jamais Sam y répondre.

La logique de confinement fait que la question même du dialogue entre personnages devient difficile. Il est d’ailleurs intéressant de voir que beaucoup de personnes confinées ne vous font pas confiance de prime abord, et ne se livreront qu’après qu’on leur ait rendus de nombreux services. Résultat, le jeu n’a aucune des mécaniques RPG d’un Fallout par exemple mais se contente de l’essence du jeu moderne : la quête fed-ex, aller d’un endroit A à un endroit B, se connecter à un terminal, choisir la prochaine destination. L’une des beautés de l’univers crée par Kojima est de donner une importance vitale pour le joueur à cet horizon ludique limité.

Bouger, respirer

La question du confinement se pose aussi d’un point de vue ludique dans le rapport entre le dedans et le dehors. Là où l’une des tendances de l’open space est de modéliser des villes et des populations, les villes de Death Stranding sont particulièrement vides. On nous dit en y arrivant qu’elles peuvent contenir des milliers de personnes mais on ne verra personne dans les rues. Les plus grandes villes se limitent à quelques bâtiments. Ceux-ci ne sont pas des objets de jeu, mais des lieux de menu et de repos entre deux expéditions.

La vraie vie de Sam est dehors. Les premières démonstrations du vrai jeu avaient l’air d’une blague. Quoi ? Ce jeu de science-fiction techno – ésotérique n’est qu’un simulateur de randonnée, où le pipi au coin d’un chemin fait pousser des champignons ? Pourtant manette en main, on éprouve un énorme plaisir à traverser ces Etats-Unis faits de montagnes et de rivières, où la nature est un obstacle aussi important que les brigands et fantômes. Le gameplay crée par l’équipe de Kojima repose sur le plaisir ludique de la marche à pied. Aller d’un point A à un point B passe par plusieurs décisions importantes. Nous avons besoin de porter des cargaisons sur notre dos, mais le poids peut nous faire tomber. Nous avons très tôt le choix entre plusieurs itinéraires : vaut-il mieux se frayer un chemin par la montagne, ou risquer de traverser une plaine que l’on sait propice aux fantômes ?

Le plaisir est aussi esthétique. Les paysages sont beaux, et l’on sent la volonté de l’équipe d’à la fois mélanger exploration des lieux et panoramas majestueux. Là une vallée encaissée entre rochers, une forêt sous la pluie, un port qui se dévoile au bout d’une descente. La notion de sublime, cette sensation ressentie face à la grandeur de la nature, est partout présente.

descente vers le port

Death Stranding : une invitation au voyage

Enfin, et on ressent encore plus fortement la force en cette période, ce plaisir est pour ainsi dire spirituel. Dans un monde où la majorité de l’humanité vit confinée, le héros est celui qui est encore capable d’arpenter le monde. Si cette marche est parfois troublée par de la musique, ou par les encouragements que Sam se donne, elle est avant tout une action solitaire, et dans la durée. Si les véhicules, routes, ponts, échelles et cordes permettent de gagner du temps, le jeu est lent. Trouver un itinéraire, évaluer les dénivelés, voir au loin la destination, amènent le joueur dans un état presque méditatif. A titre personnel, j’aime beaucoup lancer une partie en rentrant du travail, comme on fait une ballade.

Il me semble très intéressant de comparer Death Stranding avec le dernier God of War. Les deux jeux sont magnifiques et proposent des panoramas splendides, mais la nature y joue des rôles très différents. Dans God of war, le chemin est un moyen pour une fin. On regarde la carte, la boussole pour aller au prochain objectif, aux prochains monstres, au prochain coffre. Dans Death Stranding, le voyage est sa propre récompense. On avance dans les intempéries, dans les reliefs, on se repose dans l’herbe, on respire.

death stranding promenade

Fin de la première partie. On se retrouve très vite pour une deuxième partie autour de la politique : pourquoi avoir un héros livreur est-il important ? Quelle société en pleine épidémie ?

D’ici là, pour vous remercier de votre lecture, un petit gif de Mads Mikkelsen qui danse.

mads qui danse

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