Lire des livres jeunesse quand on est moins jeune

Le « livre jeunesse », c’est quoi, déjà ? D’après le dictionnaire, on désigne par là l’ensemble des livres destinés aux plus jeunes, de la petite enfance à l’adolescence ; et donc on retrouve le même nom pour le secteur de l’édition qui leur est dédié. D’abord un petit retour sur cette industrie en France : la jeunesse est le deuxième secteur de l’édition, avec 20% des ventes totales, et plus de 90 éditeurs, d’après les chiffres de 2014. C’est aussi une industrie culturelle comme une autre avec ses stars que l’on voit à chaque rentrée (Max et Lili, Tchoupi, Petit Ours Brun et autres best-sellers réguliers), ses grands noms célèbres et ses légendes (Tomi Ungerer, Grégoire Solotareff, Yvan Pommaux et plein d’autres encore). Pourtant c’est aussi un secteur qui n’est pas très homogène, le livre jeunesse va du livre en mousse aux roman « premières lectures », en passant par l’album, la BD et le manga kodomo, et autres formats, parfois uniques. La limite entre livre jeunesse varie parfois : faut-il inclure ou séparer les adolescents ? Comment mesurer la limite ? Est-ce pertinent ? Mais je préfère laisser de côté tout ce qui est destiné aux adolescents ainsi que la Young Adult litterature pour me concentrer essentiellement ici sur les albums jeunesses, pas seulement bien sûr, mais c’est ce que je connais le mieux. Gardez donc bien à l’esprit que je ne vous présente qu’un tout petit détail du tableau !

Tout un monde

J’espère que vous appréciez cette incroyable blague de ma part (Mais Tout Un Monde est aussi un bon livre)

Mais pourquoi lirai-je des livres jeunesses ? C’est pour les enfants !

Bien vu, c’est même peut-être pour ça qu’il y a « jeunesse » dans le titre.

Plus sérieusement, j’aimerais qu’on descende cet argument tout à fait nul une bonne fois pour toutes. Faisons une petite analogie : avez-vous arrêté de manger tous les aliments que vous aimiez étant enfant ? Non, bien sûr ! Évidemment il y a énormément d’aliments présentés sous des formes dont vous n’avez plus besoin, comme les petits plats moulinés. Pourtant, manger de la compote dans un pot Andros plus grand ne vous déchoit pas de votre statut d’adulte. Avec les livres pour enfants, c’est un peu la même chose : quand on aime une bonne histoire avec une belle plume, quand on aime une belle illustration, on ne devrait pas avoir à se soucier du format dans lequel elle est amenée. « Pour enfants » ne signifie pas « interdit aux adultes », d’ailleurs cessons de l’utiliser comme une « insulte » envers un genre ou un style ou un auteur… . Bien sûr il y a énormément de thème qui ne font plus écho après un certain âge, c’est tout à fait normal qu’après trois ans on soit moins focalisé sur des suspens du style « où est le doudou ? ». Mais un bon livre jeunesse est souvent une histoire à plusieurs dimensions, les livres qui se limitent à une seule histoire basique sont souvent ceux qui ne restent pas longtemps en mémoire. En somme : un bon livre jeunesse est un bon livre pour les même raisons qui font qu’un bon livre adulte est un bon livre ; il nous apporte quelque chose, nous marque et/ou nous émeut.

Du coup, pourquoi lire des livres jeunesse ?

Pour les images :

Le format de l’album jeunesse laisse en général beaucoup d’espace et de liberté aux illustrateur-rices et nous permet de profiter de leur travail en grand format relié. Ce sont des artbooks qui ne disent pas leur nom, en somme ! Certain-es artistes ne se cantonnent pas à l’illustration jeunesse par ailleurs, mais sont plus publiés dans ce format, qui est peut-être plus accessible ou en tout cas garantit plus facilement un public. C’est le cas d’une de mes illustratrices favorites par exemple : Emmanuelle Houdart, qui scénarise peu mais illustre énormément d’albums jeunesses et recueils de poésie, elle a notamment travaillé plusieurs fois avec les auteures Marie Desplechin, Laetitia Bourget et Elisabeth Brami.

Abri Houdart

Illustration issue de son album L’Abri

Et en parallèle, cela ne l’a pas empêché de sortir son livre pour adultes La Garde-Robe, un travail beaucoup plus sombre mais tout aussi poétique, sur le corps féminin à la croisée de l’érotisme et de la douleur. Avec autant de délicatesse.

La Garde-robe

Illustration de couverture de La Garde-robe. D’autres extraits sur le portfolio de l’auteure

Certains auteurs au contraire préfèrent continuer à travailler dans la sphère jeunesse et finissent par développer un monde qui est immédiatement reconnaissable. Comment ne pas citer pour cet exemple l’illustratrice et scénariste Rebecca Dautremer ?

Artbook Rebecca Dautremer

llustration tirée de son artbook publié aux éditions Tishina

Et chaque année c’est aussi un style qui révèle de nouveaux artistes, ou certains plus discrets, ou encore d’autres qui ne publieront qu’un seul livre et pourtant magnifique. Même si le dessin, traditionnel ou digital, reste dominant, la place est aussi souvent faite au collage ou à la photographie. Il faut explorer les rayons !

Le Loup et La Petite Fille - Yves Jaffrenou et Evelyn Mary

Illustration tirée de Le Loup et La Petite Fille, d’Yves Jaffrenou et Evelyn Mary

De part sa flexibilité, le livre jeunesse permet aussi d’explorer le visuel au-delà de l’illustration. En jouant sur les textures, les découpes et les conventions, certain-es artistes créent de véritables sculptures, comme c’est le cas de la célèbre artiste plasticienne tchèque Květa Pacovská, mais aussi de tout un type de livres souvent nommés livres « pop up ». Certain-es en profitent pour réinventer la narration, comme c’est le cas du Petit Chaperon Rouge de Warja Lavater, tout en silence et en pastilles colorées.

Le Chaperon Rouge silencieux de Warja Lavater

Le Chaperon Rouge silencieux de Warja Lavater

A l’occasion d’une exposition à la Cité des Sciences en 2010, certaines pages d’Un Livre Pour Toi de Kveta Pacovska se sont transformées en grands panneaux à travers lesquels on déambulait, transformé-e en personnage.

Kveta Pacovska

Il n’y a malheureusement pas de photos disponibles de l’exposition autour d’Un Livre Pour Toi, mais voici le livre d’origine

Heureusement, même si le format dans lequel elles sont le plus mises en avant, les illustrations ne se cantonnent pas aux albums puisque la BD ou le manga jeunesse (« kodomo ») peut également constituer un véritable exercice de style.

Pour l’histoire :

Cependant, l’exercice de style est peut-être plus concentré dans la manière de présenter son scénario. D’abord, il y a la langue : les enfants sont dans leurs premiers contacts avec celle-ci, c’est le moment où l’on comprend d’abord son utilité et ensuite sa flexibilité. Ils sont très réceptifs aux jeux de langues, à la poésie : vers 5/6 ans on ne se contente pas seulement d’apprendre des comptines, beaucoup d’enfants en créent. Des œuvres comme les collaborations d’Emmanuelle Houdart et Elisabeth Brami se proposent d’utiliser cette période comme une passerelle vers la poésie classique, avec des recueils soigneusement sélectionnés et adaptés. Et pour nous, c’est l’occasion de les redécouvrir et peut-être de mieux les apprécier.

Poèmes à lire et à aimer

L’un des trois recueils, accompagné de Poèmes à lire et à rêver ainsi que Poèmes à rire et à jouer

Enfant, on n’a jamais peur d’inventer des mots pour notre environnement, on n’a pas peur d’écorcher la conjugaison pour en faire quelque chose de plus phonétiquement logique, on n’a pas peur d’utiliser les verbes « croiver » et « soutiendre » et on a peu de chances d’être jugé-e pour ça. Les livres et les albums jeunesses sont un premier contact avec la langue écrite, et aussi un espace de jeu. Je n’ai même pas besoin de citer le Prince de Motordu utilisé depuis plusieurs générations par les instituteur-rices de maternelle, mais je citerai quand même le célébrissime Claude Ponti qui, avec ses illustrations, fait de ses jeux de mots des univers visuels délirants mais jamais si absurdes.

Blaise de Claude Ponti

Je suis à peu près certaine qu’il est inutile de présenter Claude Ponti et Blaise, son poussin masqué

Ce n’est pas une langue parfaite qui fait une bonne narration, et Elsa Valentin et Ilya Green ont encore poussé l’expérience avec l’album Bou et les 3 Zours , un récit qui n’est pas écrit en français et pourtant parfaitement compréhensible. Les auteures ont inventé une langue mêlée d’influences variées face à laquelle les plus jeunes sont parfois plus réceptifs et beaucoup moins méfiants : un exercice de style qui révèle l’instabilité de la langue vivante.

Bou et les 3 Zours

En sortant groupir des flor, Bou s’est perdite dans les magnifiques paysages d’Ilya Green

Mais ce n’est pas tout de raconter, il faut bien raconter quelque chose. Les premières formes écrites de littérature jeunesse apparaissent aux 18e siècle mais c’est au 19e que celle-ci se développe vraiment. Pourtant, une grande partie de ces publications étaient essentiellement consacrées à former des collections de contes populaires, dans un contexte nationaliste (l’objectif étant souvent de démontrer l’essence culturelle d’une Nation). On connaît bien sûr les frères Grimm pour l’Allemagne, mais il en existait bien d’autres : Erckman-Chatrian, Jón Árnason, etc. Ces recueils n’étaient pas destinés initialement aux enfants mais ont bien finit entre leurs mains, et les nouveaux conteurs emmenés par le célèbre danois Hans Christian Andersen en reprennent le style narratif. Ces contes parfois millénaires sont adaptés à une narration simple et directe, tout en portant un avertissement clair à l’égard des enfants et souvent un lourd double-sens à l’égard des adultes (rappelons par exemple que Peau d’Âne fuit un père incestueux).

Aujourd’hui l’adaptation de ces histoires du folklore sont toujours une importante part de la production jeunesse, cependant les avertissements moraux n’ont plus vraiment d’écho dans notre quotidien souvent trop transformé. Pourtant, ceux-ci continuent de plaire, d’abord parce que les contes du folklore local forment souvent une part non-négligeable d’une identité culturelle, et ensuite parce que c’est aussi aujourd’hui sur la découverte des autres folklores que l’on se tourne. Un conte, pour peu qu’il soit bien mis en valeur, c’est un voyage rapide et abordable; et cette mode a permis d’abord de multiplier nos repères culturels (chacun aujourd’hui connaît au moins quelques contes d’une culture autre que notre culture européenne) et l’internationalisation de plusieurs auteur-es pour une industrie qui n’en a au final pas vraiment besoin. Ainsi on peut aujourd’hui lire en français les contes de Jiang Hong Chen, ou Chu Mi et ses Contes du Yang-Tsé par exemple.

Lian de Jiang Hong Chen

Illustration tirée de Lian de Jiang Hong Chen

Un petit peu hors de la dimension littérature, on a aussi la collection comptines et berceuses de chez Didier Jeunesse…

Comptines et berceuses - Didier Jeunesse

Deux des titres de cette collection qui en compte un peu plus d’une vingtaine

Ensuite, la dimension éthique et morale des histoires pour enfants ne disparaîtra jamais. On ne veut pas « laver le cerveau de nos enfants », sauf que c’est ce que l’on fait sans s’en rendre compte, et pire : c’est essentiel ! Dès que les histoires adoptent des situations plus complexes avec des rebondissements différents (c’est-à-dire souvent dans les histoires « à partir de » 6/7 ans), le système de valeurs, la « vision du monde » des adultes qui communiquent l’histoire à l’enfant intervient, et se fixe sur le récit, de manière plus ou moins perceptible. Un héros ou une héroïne dans une histoire créera souvent un ordre de priorités très similaire à celui de son auteur-e, pour prendre un exemple (Est-ce que c’est l’honneur, la force, ou l’intelligence du personnage qui lui permet de triompher, par exemple ?). Même s’il est possible de créer des œuvres relativement « neutres », souvent en ouvrant la discussion, elles ne le sont jamais complètement, et parfois même s’en réclament ! Bayard Presse, qui est le propriétaire de Pomme d’Api Soleil, une revue jeunesse catholique, publie souvent des œuvres aux thèmes plus conservateurs. Et de la même manière, certains éditeurs s’engagent dans une ligne plus progressistes en publiant à la fois auteur-es et héro-ïnes plus diverses, comme c’est le cas de Cambourakis par exemple. Car dans les histoires les enfants n’y puiseront pas seulement des valeurs mais également des modèles, surtout aujourd’hui où l’industrie jeunesse propose bien plus de choix. Ni l’enfant ni l’adulte n’a besoin de son reflet exact pour s’identifier aux personnages qu’ils rencontrent, mais des similitudes permettent une compréhension plus naturelle et plus confortable, particulièrement dans le cas de caractéristiques peu représentées (les minorités racisées, par exemple). Quitte à avoir une offre bien plus large, autant en profiter pour créer des modèles pertinents pour le plus de personnes possible !

La famille sous toutes ses formes !

Ci-dessus, Comme Un Million de Papillons Noirs, de Laura Nsafou et Barbara Brun, qui rend un hommage poétique aux cheveux crépus, Les Papas de Violette d’Emile Chazéran et Gaêlle Souppart et L’Heure des Parents de Christian Bruel et Nicole Claveloux, qui explorent le thème de la famille sous toutes ses formes !

Mais du coup, en quoi ça nous concerne en tant qu’adulte ?

D’abord, une histoire pertinente pour un enfant est une histoire pertinente. C’est tout. Mais, c’est aussi une histoire pour enfant, c’est à dire une perspective différente, avec un but plus clair, des arguments plus nets. Il y a de nombreux livres jeunesses qui changent complètement de sens en les relisant au fur et à mesure que nous avançons dans la vie, parce que nos expériences transforment notre compréhension. Et il y a aussi des nouveaux livres jeunesse qui abordent des thèmes qui n’existaient tout simplement pas il y a quelques décennies, et qui nous touchent aujourd’hui. Le livre jeunesse n’est qu’une perspective de plus, et en même temps une perspective en plus est toujours un précieux outil de réflexion supplémentaire. On peut citer par exemple des livres comme L’Argent, de Marie Desplechin et Emmanuelle Houdart, ou bien sûr Le Loup en Slip, de Mayanna Itoïz, Wilfrid Lupano et Paul Cauet.

Pour être heureux :

On peut lire pour admirer, pour voyager, ou pour réfléchir, mais dans tous les cas, on lit pour être heureux. On lit de la littérature jeunesse pour voyager dans des univers sans contraintes et sans limites ni de forme ni de fond, et surtout dans des mondes légers sans tension ou malaise. On peut revenir aux sources de l’humour, rire au premier degré de caca et de pipi tout en restant dans l’élégance.

Taupe et caca

De la Petite Taupe Qui Voulait Savoir Qui Lui Avait Fait Caca Sur La Tête de Werner Horzwarth et Wolf Erlbruch reste un classique

pipi crotte prout

N’oublions pas le non moins raffiné triptyque de Pittau et Gervais, Pipi ! Crotte ! Prout !

Une lecture jeunesse c’est souvent un moment « feel good » comme on dit, on ne demande au lecteur aucun effort complexe de concentration, et en même temps on le transporte dans des aventures qui finissent toujours bien. C’est ce que prouve notamment le succès du manga Chi, une vie de chat de Konami Kanata sur un petit chat mignon, des aventures du quotidien avec un peu de suspens, mais pas trop : quoi de mieux pour se redonner le sourire que de voir un chaton trop chou triompher sur les désagréments de la vie ? La recette est simple mais si elle est si efficace, c’est parce que nous avons besoin d’un peu de bonheur pur comme ça.

Chi une vie de chat

Toi aussi tu fonds, cesse de te mentir !

En conclusion, votre bonheur est peut-être caché dans cette liste, ou encore dans une autre des plusieurs centaines de sorties jeunesse annuelles. La majorité des titres et des auteurs et auteures que j’ai cité ici sont immensément célèbres dans leur domaine, aussi si vous êtes familier de cet univers vous n’aurez peut-être pas appris grand chose. Si vous ne l’êtes pas, je vous souhaite de vous y plonger sans retenue et de ne pas hésiter à demander de l’aide, et quand vous reviendrez de votre aventure, n’oubliez pas de lire l’incontournable des incontournables :

Les coulisses du livre jeunesse

Après Les Coulisses du Livre Jeunesse, de Gilles Bachelet, vous saurez tout, et même un peu trop.

Sur ce, je vous souhaite de bonnes aventures !

6 réflexions sur “Lire des livres jeunesse quand on est moins jeune

  1. Article intéressant dont je ressors avec plein de références pour mes filles et peut-être aussi pour moi. Je pourrais ajouter (en retour des titres que vous proposez), les deux livres pour enfants de Eric Chevillard: « la ménagerie d’Agathe » et « les Théories de Suzie ». Chevillard est un auteur de littérature contemporaine publié aux éditions de minuit, et voir adapter son talent pour des enfants sans qu’il ne perde de sa richesse, j’ai trouvé a impressionnant.

  2. Super intéressant, je fais beaucoup moins attention à ce qui sort depuis que ma fille a grandit mais du coup j’ai noté plein de trucs qui m’intéressent Je regrette tellement le rituel de lecture du soir qui durait minimum 1 heure (pcq j’étais au moins autant motivée qu’elle) La Petite taupe qui veut savoir qui lui a fait sur la tête était un grand hit chez nous, il a fini dans ma bibli avec Grands Loup et Petit Loup <3 (j'ai encore les larmes aux yeux quand je relis le 1er), Les Petites Poules et toutes sortes de contes. Et alors les illustrations de Emmanuelle Houdart et Rebecca Dautremer sont vraiment à tomber. Merci pour cet article <3

  3. C’est génial d’avoir écrit un article là-dessus ! Même si je reconnais que j’en lis très peu, j’aime beaucoup moi aussi les livres jeunesse, héhé. Il y en a des tellement beaux !
    En fait ton article me rappelle que ça fait même un peu trop longtemps que je ne me suis pas perdue dans ce rayon à la médiathèque ; j’y ferai un tour prochainement. Je vais déjà voir s’ils ont quelques uns des titres intéressants que tu évoques :)
    Merci pour l’article !

  4. … »Toi aussi tu fond, cesse de te mentir ! » attention à la faute !
    Je me retrouve comme lectrice dans cet article, à tous les âges de ma vie !

  5. Bravo pour cet article qui déborde de références et je dois dire qu’il y a plein de livres que tu cites que je ne connais pas du tout donc ça donne matière à lire :)

On attend votre avis !