Le couvent des Damnées : Unter die frömmigkeit, die raserei !

Lors de la sortie du tome 1 du Couvent des Damnées, premier titre de la mangaka Minoru Takeyoshi, beaucoup de lecteurs et lectrices se sont probablement dits qu’il s’agirait d’un manga historique sérieux traitant de la sorcellerie dans le Saint-Empire romain germanique du Moyen-âge tardif. Un essai sur les confrontations entre catholiques « alcooliques » et protestants « un instant ! » ou tout simplement une tranche de vie (découennée) chez les bonnes sœurs ? Ni vraiment l’un, ni vraiment l’autre. L’infrastructure du couvent est effectivement présentée sous couvert d’une documentation soignée mais le fil conducteur laisse place à une grande liberté de ton et surtout d’action autour d’un électron libre chargé en gigowatts qui n’a qu’une seule idée en tête : éliminer la bourrelle d’une proche.

Tonight, we dine in hell !

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Tu ne le sais pas encore mais tu es déjà dans mon collimateur… – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Nous suivons donc Ella, une gamine qui n’a pas froid aux yeux mais dont son comportement glace d’effroi sa famille, comme en témoigne son habileté à piéger et tuer lentement des rats qui s’approchaient du lit de feu son frère. Mais ces bricolages ne sont pas du goût de ses parents qui préfèrent la vendre plutôt que la garder et risquer une visite de l’inquisiteur local. Une nuit, Ella parvient à fuir son geôlier et termine sa course dans un village où elle se cache dans une étable. Elle y est retrouvée puis recueillie par Angelika Kollwitz, une apothicaire qui lui enseignera l’art des plantes et la fragilité humaine afin d’adoucir le caractère impulsif et va-t’en-guerre de sa protégée. Les années passent et Ella file des jours heureux en compagnie de sa mère adoptive. Un jour, un inquisiteur fait un esclandre et au terme d’un procès fait de briques et de brocs, Angelika est exécutée en place publique, sous les yeux d’Ella. Cette dernière tente de la sauver mais n’obtient en retour qu’une flèche à l’épaule, une coupure au nez et une capture pour intégrer le monastère du Claustrum, un couvent recueillant les filles de sorcières. De là, elle devra ronger son frein et préparer en secret son désir de vengeance contre Madame Eldegard, mère supérieure du Claustrum et responsable de la mort d’Angelika.

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L’antre de la bête ! – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Dans un Éden sous LSD, l’histoire se cristallise autour d’une vengeance, de magouilles et de coups fourrés pour survivre. Rien de bien nouveau, me diriez-vous. Des titres axés sur la vengeance sont pléthore dans nos rayons et notre imaginaire, depuis Judoboy (l’homme à l’œil de verre) jusqu’à Berserk (Griffith) en passant par Wolfsmund (Wolfram). Mais ce qui plaît dans ce titre se compose de 4 lettres en acier inoxydable : Ella. Cicatrice au nez et débrouilles plein la musette, cette ambassadrice d’un Koh-Lanta avant l’heure travaille avec sa tête à bêcher les meilleures planques et plans pour grossir l’ombre vengeresse planant sur le couvent et sa responsable. Même si ce projet prendra des années, Ella ne lâche pas une once de terrain à son adversaire et si elle doit ployer le genou, ce sera pour mieux le lancer par surprise dans ses dents. L’aspect historique du titre passe progressivement au second plan tellement l’ambiance, parfois nanarde, du titre rend le tout jouissif et rocambolesque. Quand elle ne bouffe pas un rat (tête incluse), notre Mac Guyver n’hésite jamais dans l’élaboration de ses plans, quitte à se sacrifier pour éventer la moindre rumeur sur ses desseins et ainsi endormir les consciences et poursuivre en loucedé.

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En attendant de multiplier les pains dans les bouches des mères, Ella et ses compagnes d’infortune multiplient les astuces pour résister et survivre. – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Le Couvent des Damnées dispose d’un trait cinglant permettant une immersion immédiate avec un certain souci du détail dans la mise en scène. L’enfer et sa laideur dans lequel sont plongées ces filles n’est pas uniquement religieux ou moral mais également esthétique. Dans certains cas, la facture graphique est une façon d’illustrer un enfer permanent et crescendo, nous amenant parfois à prendre les novices en pitié. La maladroite Hilde prend des coups et peut mériter un traitement graphique « laid » pour brosser sa fragilité et son manque de détermination. La laideur éthique passe aussi par la perte de son intégrité remplacée par une démence passionnelle et/ou sournoise qui peut aller jusqu’au crime. Mère Hrotsvita en est un bon exemple et transpire cette « laideur folle » avec ses bandages et sa béquille. Elle est en charge de la drogue et officie certaines séances de tortures pour le moins originales (ex : détruire les doigts d’une main au moyen d’une râpe à fromage). Pour concevoir un idéal de beauté, il faut mettre en exergue la « monstration » (le terme latin monstrum – attirer l’attention sur – donnera naissance à celui de monstre)  de son contraire selon des canons qui fluctuent selon les époques. Ainsi, une laideur (physique et/ou morale) se mesure à l’aune d’une norme imposée au beau : être pieuse, s’exécuter sans réfléchir ou encore sourire (en catimini) du malheur des pécheresses afin de sauver son âme sont des gestes acceptables dans ce microcosme monastique pour nettoyer la « monstruosité » de sa condition. Tu es une tzigane ou une juive ? Nous pouvons t’aider à devenir une bonne catholique et ainsi te déraciner de ces engeances. Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens (via sa pratique du tri sélectif depuis l’aube des Temps).

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Never forget, never surrender and NO MERCY ! – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Au-delà de son caractère indomptable, Ella porte un regard acerbe sur ce couvent : elle enlaidit la vision paradisiaque des lieux dès son arrivée, accompagnée des premières punitions infligées au nom d’une miséricorde discordante. Ici, tuer et torturer ne font pas d’autrui un monstre mais le bras droit d’une justice/volonté divine. Pour le théologien Saint Augustin (354-430), la monstruosité est le fruit de notre ignorance sur la cohérence globale de l’œuvre divine. Bien des choses échappent au raisonnement de l’humanité et la difformité, physique et/ou morale, en fait partie : faute d’explication « rationnelle », le réel d’une situation est jugé irréel et contraire aux lois humaines normalisées au fil du temps. Une femme qui prodige des soins sans le soutien ou l’accord du corps ecclésiastique ne peut être jugée comme une personne digne et probe. Angelika, pratiquant un usage douteux de la médecine, est perçue comme un élément capable de désordonner l’ordre divin. Avec l’appui de la sainte Inquisition, l’Église échafaude un archétype du bon chrétien au physique irréprochable et à la morale compréhensible. Penser aux antipodes des préceptes catholiques éveillera suspicions et engendra privations et tortures jusqu’à ce que mort s’ensuive. Ce principe peut, en filigrane, se rapprocher d’un autre typiquement japonais : le clou qui dépasse.

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« Donne-moi la main, et prend la mienne, mais oui mais oui, la récré est finie ! » – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Toutefois, le Couvent des Damnées met à mal ce précepte ancestral consistant à laisser mariner l’être humain dans son ignorance et le priver du savoir de l’arbre de la Connaissance pour mieux contrôler le troupeau. Non seulement la mangaka nous offre une méthode subtile pour lever cet interdit mais sa mise à exécution est réalisée par une femme (je ne divulguerai pas son identité) au moyen de savoirs décriés et jugés hérétiques mais qui se parent ici de ses plus beaux atours. Nous en revenons au principe énuméré plus haut : le genre humain peut faire appel à des procédés contestables mais dès l’instant où ils s’appliquent au nom d’une Vérité divine, ils sont acceptés et encouragés. Tuez-les tous, Dieu reconnaîtra les siens (après avoir pris toutes ses RTT).

Sous ses aspects de série B, le Couvent des Damnées offrent donc plusieurs grilles de lecture selon nos envies et nos points de vue. Nous lisons souvent au calme pour mieux s’immerger et s’imaginer dans la peau des personnages qui vagabondent de case en case. Dans le cas présent, la musique, lorsqu’elle est punchy en diable, accompagne étonnamment bien la lecture sans la parasiter. Pas de recommandation particulière, piochez dans vos titres favoris les plus pêchus et roulez jeunesse ! Bref, cette damnée prête à plastiquer un couvent entier m’a complètement conquise. 5 pains de C-4 sur 6 (le dernier tome paraîtra en juin prochain) sont disponibles dans les meilleures armureries et peuvent être mis entre toutes les mains !

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Brofist ! – © 2015 Minoru TAKEYOSHI / SHOGAKUKAN

Le Couvent des Damnées par Minoru TAKEYOSHI. Éditions Glénat. 7.60€

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