INU-OH : Un film, deux Yuasa 

La filmographie de Masaaki Yuasa ne cesse d’être plus fascinante et variée au fil des années. Après son passage en tant qu’animateur sur des séries comme Crayon Shin-Chan ou Chibi Maruko-Chan, Masaaki Yuasa débute sa carrière de réalisateur en 2004 avec Mind Game, un pur OVNI psychédélique adapté du manga éponyme de Robin Nishi. Ce grand film où différents moyens d’expression et techniques d’animation cohabitent pour illustrer les destins croisés de plusieurs personnes dans ce grand océan qu’est la vie a pourtant divisé le public à sa sortie. Même si le film a désormais un statut culte au point où la scène de course du film reste un modèle pour de nombreux étudiants en animation, Masaaki Yuasa décide à partir de Mind Game de faire des œuvres qui pourront toucher et plaire au grand public, sans jamais totalement y arriver. Même en faisant des compromis, en essayant de rentrer dans un moule et d’atteindre une forme de normalité, Yuasa reste Yuasa.

La Submersion de Yuasa  

Chacune de ses œuvres dégage cette énergie d’étrangeté et de folie créative qui dégouline sur ce qui se veut être normal. On pourrait s’amuser à diviser la filmographie de Masaaki Yuasa en deux parties : Celle du Yuasa plasticien, qui expérimente et qui tente de repousser les limites de l’animation (Mind Game en est le meilleur exemple) et celle du Yuasa qui court après la reconnaissance du grand public de manière plus flagrante comme ce fut le cas avec Lou et l’Ile aux sirènes (Gagnant du Cristal du long-métrage au Festival d’animation d’Annecy en 2017) et Ride your Wave par exemple. 

Yuasa se trouve de 2017 à 2020 dans une période où il se montre plus productif que jamais. Il enchaîne trois films et trois séries, tous totalement différents mais dans lesquels on retrouve toujours l’identité indescriptible de son cinéma. Cependant, sa dernière série Japan Sinks : 2020 se montre moins convaincante. Dans cette adaptation d’un classique de la littérature japonaise, les visuels ne sont pas aboutis, l’intrigue est en dent de scie et les protagonistes peinent à être attachants et à porter le récit. On sent jusque dans l’animation que Yuasa est fatigué, que quelque chose a été cassé. C’est à cette période que le réalisateur quitte son poste de président du studio qu’il a fondé, Science Saru pour prendre une pause et se lancer dans un nouveau projet, Inu-Oh

Inu-Oh (Le Roi Chien en Français) est d’abord un roman de Hideo Furukawa qui adapte avec un style littéraire moderne Heike Monogatari (La Geste des Heike en français), un récit sur la lutte entre deux clans au XIIème siècle. Cette histoire transmise par des troubadours joueurs de biwa a connu une version définitive et certaines parties du récit ont disparu au fil du temps. L’histoire du Roi Chien est une de ces parties perdues de Heike Monogatari que Furukawa a voulu remettre en avant en 2017, accompagnée d’une couverture signée Taiyō Matsumoto, un des plus grands mangakas de sa génération dont Yuasa avait déjà adapté le manga Ping Pong en série télévisée. Yuasa, en grand admirateur de Matsumoto (Un de ses mangas favoris est Le Rêve de mon père), décide de collaborer à nouveau avec lui sur son nouveau film. Le mangaka se charge des designs des personnages et de nombreux décors. 

La naissance du monstre 

Inu-Oh nous raconte l’histoire de la rencontre entre deux êtres hors du commun : Tomona, un joueur de biwa rendu aveugle dans son enfance par une épée sacrée et de Inu-Oh, un être difforme et monstrueux à cause d’une malédiction au point où il est obligé de porter un masque pour ne pas terroriser la population. Inu-Oh ne semble plus rien avoir d’humain, en dehors de son extraordinaire sens du rythme. Ces deux personnages vont se lier d’amitié autour de la musique et ils vont décider de mettre leurs talents en commun pour réciter la Geste des Heike. Au fil des représentations, leur célébrité grandit. Plus le succès est au rendez-vous, plus Inu-Oh devient normal. 

Le film débute comme un conte contemplatif et posé dans l’esprit des mangas de Taiyō Matsumoto. On s’attend logiquement à suivre un récit calme et mélancolique respectueux d’une certaine réalité historique malgré les éléments fantastiques de l’histoire. Au bout d’une demi-heure, Inu-Oh et Tomona montent sur scène. Quand Tomona joue du biwa, on entend des bruits de guitare électrique. Quand Inu-Oh danse, il le fait de manière moderne, parfois comme un danseur de hip-hop, parfois comme Michael Jackson. On quitte brutalement le monde poétique du film pour arriver dans un concert anachronique et énergique qui nous rappelle que nous sommes devant un film de Yuasa. On est pris par le rythme endiablé du morceau, et on se dit qu’on a rarement vu la musique mise en scène de cette manière au cinéma, puis on se rend compte que ce concert dure depuis plus de quinze minutes. C’est à ce moment du long-métrage qu’on comprend sa vraie nature : ce n’est pas un film parsemé de scènes de concert, le film est un concert. C’est une sensation que je n’avais plus ressenti depuis Mad Max Fury Road où j’avais réalisé un peu trop tard pendant le visionnage que le film était en réalité une immense scène de course-poursuite. 

Ici, pas de deuxième acte ni de climax à proprement parler. Yuasa abandonne toute forme de structure narrative précise pour expérimenter une nouvelle manière de mettre en place une histoire. On peut voir les deux parties du film comme les deux facettes de sa filmographie : l’une plus posée et faite de compromis pour avoir l’attention du public, l’autre plus déchaînée et personnelle, quitte à perdre une partie du public en chemin. Cette deuxième partie de film est linéaire, toute l’action est reliée par la musique qui ne semble jamais s’arrêter et qui continue à apparaître en fond même lors des moments de pause. Cet effet joue sur la temporalité du film puisque la bande son semble constituée d’une seule longue piste. Les événements montrés durent des années, mais on nous donne l’impression qu’ils durent le temps d’un concert qui aurait lieu pendant une seule journée. 

L’anachronisme qui a du sens 

Le but initial de Yuasa avec ce projet était de montrer des musiciens du passé comme des rockstars, comme si on venait de retrouver un chaînon manquant de l’Histoire où des personnalités du passé avaient déjà inventé des genres musicaux modernes. Cet anachronisme permet au réalisateur de partir sur des terrains inexplorés dans sa manière de mettre en scène tout en évitant de tomber dans les codes classiques des comédies musicales. Yuasa s’amuse à citer de célèbres musiciens pour interpeller les spectateurs qui sont forcément familiers avec l’imaginaire pop auquel il fait référence. Tomona pose en jouant du biwa comme Jimi Hendrix à Woodstock, la foule hurle comme devant les premiers concerts des Beatles et Inu-Oh semble possédé sur scène comme Michael Jackson à deux doigts de faire un Moonwalk (Mention spéciale au passage halluciné avec le quatuor qui rend hommage à Queen et leur Bohemian Rhapsody). Avec cet imaginaire, Yuasa fait appel aux codes de mise en scène des captations de concert. Lors de certains passages, les trois mêmes points de vue s’enchaînent comme si des caméras avaient été placées sur une vraie scène. Les moments de pause ressemblent à des passages en backstage, on voit les musiciens se préparer, on en profite pour interviewer des personnes et on filme les lieux du concert dans leur globalité pour recontextualiser. 

Les chants d’Inu-Oh s’apparentent à un long monologue, le public est donc traité comme un personnage à part entière avec lequel Inu-Oh et Tomona dialoguent. Les plans du public participent à l’euphorie générale du long-métrage qui se transforme petit en petit en rêve fiévreux (au point où le film cite explicitement la fin de 2001, l’odyssée de l’espace). L’anachronisme de la mise en scène renforce cet aspect onirique et psychédélique, la frontière entre mise en scène du concert et réalité s’évapore au fur et à mesure. Un dragon et des spotlights de toutes les couleurs apparaissent de nulle part, Inu-Oh marche sur l’eau et s’envole… On finit par ne plus savoir si ce qu’on voit se déroule vraiment dans la diégèse du récit ou si ce n’est là que pour illustrer les émotions des personnages, mais dans tous les cas, on y croit. 

On ne se pose jamais la question de pourquoi un son de guitare électrique sort du biwa parce que l’anachronisme du film et ce contraste entre deux imaginaires et deux époques servent naturellement le propos du récit : Tomona et Inu-Oh sont des êtres hors normes au point où ils sont déjà au-delà de leur propre époque. La modernité de leur création les rend exceptionnels, ce sont des anomalies de l’Histoire du Japon et cela donne du sens au fait que leur histoire n’aurait été retrouvée que récemment. 

En adoptant cette démarche, Masaaki Yuasa semble développer un nouveau langage cinématographique, une nouvelle manière de mettre en scène la musique au cinéma. On retrouve le Yuasa plasticien de Mind Game qui joue avec les effets de matière qui permettent des ruptures visuelles entre différentes techniques d’animation. Par exemple, les visions de l’aveugle Tomona semblent animées comme des peintures à l’huile, texturées sur fond noir. 

Deux frères, deux fauves 

Au-delà de ses partis pris graphiques, on reconnaît totalement l’esprit de Yuasa à travers les thématiques et les archétypes de personnages présents dans le long-métrage. Même s’il le niait lors d’interviews au Festival International de la BD d’Angoulême, Inu-Oh parle intimement de son créateur, on pourrait même le considérer comme son film le plus intime. On y retrouve notamment la dualité entre deux amis/rivaux que tout semble opposer comme par exemple dans son adaptation de Ping Pong avec le duo Smile et Peko où l’un est renfermé sur lui-même tandis que l’autre est extraverti mais aussi dans Devilman Crybaby où les deux amis Akira et Ryo finissaient par se haïr, l’un étant un démon empathique tandis que l’autre se montre comme étant profondément détestable et manipulateur malgré son apparence humaine. 

Le duo d’Inu-Oh en dit encore plus sur Yuasa que les personnages de ses œuvres précédentes. A la fin de l’histoire, les destins des deux personnages sont totalement opposés. Inu-Oh le monstre est devenu beau et totalement humain, il a perdu tout ce qui le caractérisait. Il finit par abandonner sa manière de faire des spectacles pour devenir un acteur de théâtre nō lambda parce que ça lui assure de conserver sa position de personne populaire. Tomona choisit de rester fidèle à lui-même et s’oppose aux lois de censure. Avant d’être exécuté dans l’indifférence la plus totale, il est gravement blessé et son corps est très abîmé : C’est lui qui est devenu un monstre. Dans ce long-métrage, être un monstre n’est pas négatif : le monstre est celui qui sort du lot et qui existe à travers son originalité puisque son état d’esprit se matérialise corporellement. 

Tomona et Inu-Oh sont les deux facettes de la personnalité de Masaaki Yuasa. Inu-Oh est le monstre qui fait tout pour être beau, c’est la partie de la filmographie de Yuasa faite pour plaire au grand public en faisant des compromis, quitte à perdre ce qui le caractérisait vraiment. Tomona est aveugle, c’est la partie de la filmographie de Yuasa où il s’exprime librement sans penser à la réception critique et publique, quitte à ce que son travail soit oublié. 

Inu-Oh est un film qui donne rétroactivement une autre dimension à toute la filmographie de Masaaki Yuasa. La musique se révèle être le fil rouge dissimulé d’une partie de son œuvre, des sifflotements de Smile dans Ping Pong à la chanson récurrente du couple dans Ride Your Wave en passant par les rappeurs dans Devilman Crybaby. Yuasa se dévoile malgré-lui à travers la dualité de ses protagonistes qui fait de Inu-Oh un film sur l’intégrité artistique. Le réalisateur se demande jusqu’où un artiste est prêt à se compromettre pour réussir et se questionne sur la manière dont les artistes pensent leurs œuvres : doivent-ils les penser pour leur expérience personnelle ou pour un regard extérieur ? 

Yuasa ouvre la voie vers une nouvelle manière de mettre en scène la musique au cinéma grâce à sa réalisation libre et expressive qui va au-delà de tout ce qui a été fait dans le genre auparavant. Il se lâche complètement, sans avoir peur de laisser une partie du public de côté. Je suis déjà impatient de découvrir comment Inu-Oh influencera d’autres artistes et ce que Yuasa nous réserve pour l’avenir. 

The French Phenom

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