Interview d’Eldo Yoshimizu : le manga comme exutoire

Exposé en galerie avant de devenir un livre, Ryuko est le premier manga d’Eldo Yoshimizu, un artiste reconnu qui, à presque 50 ans, a décidé d’auto-publier sa bande dessinée. Diffusé en France chez Le Lézard Noir et sur une traduction de Miyako Slocombe, ce diptyque à l’accent vintage fait d’ores et déjà figure d’incontournable pour tout amateur de récits à l’action effrénée. Et ça tombe bien, car durant le Festival d’Angoulême, nous avons pu rencontrer l’auteur afin d’approfondir l’univers de son œuvre grâce à un entretien exclusif de près d’une heure, traduit par Asako Duval, que nous vous livrons ici.

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Votre parcours est atypique : vous avez débuté dans le manga tardivement après avoir connu le succès en tant que sculpteur. Pourquoi vous tourner vers ce média en particulier ?

Au début, je faisais de l’art public. J’étais de plus en plus occupé par ce travail et quand le soir je ne bossais pas, je me reposais en regardant des films. En fait, l’art que je faisais était très minimaliste, il fallait regarder des histoires dans l’œuvre. Mais dans l’art contemporain, il peut y avoir quelque chose de très compliqué pour le premier venu qui fait que, si on ne comprend ce que recherche l’artiste, c’est assez difficile d’apprécier l’œuvre. Et c’est donc en regardant des films que des histoires explicites m’ont ému, et m’ont fait prendre conscience que je peux mettre mes sentiments au sein de personnages. De plus, quand les gens regardaient ce que je faisais, ils disaient « woaw, c’est magnifique, c’est beau », mais c’est tout. Il n’y a pas plus de chose, de sentiments et d’émotions qui perdurent.

Vous débutez Ryuko pour vous, sans la montrer à un éditeur. Aviez-vous peur qu’il bride votre liberté créative ?

Oui, c’est tout à fait ça. Pour gagner ma vie, j’ai enseigné le manga à des jeunes et leurs retours sur le monde de l’édition m’a découragé.

Ensuite, vous avez exposé vos planches dans une galerie. Chaque exposition est l’occasion de découvrir un nouveau chapitre. Mais on ne regarde pas des tableaux comme on lit un livre, quel était votre objectif ?

Au premier chapitre, je ne pensais effectivement pas que j’allais en faire un livre. Au Japon, on lit beaucoup debout, à la librairie, c’est un phénomène qui s’appelle « tachiyomi ». C’est pour cela que j’ai nommé mon exposition ainsi. Je voulais donc mélanger ce mode de lecture singulier avec une exposition normale.

De ce fait, on pourrait penser que vos planches sont proches de l’illustration, et pourtant non. Elles dégagent un dynamisme incroyable. Comment insufflez-vous cette frénésie ?

Dans un manga ordinaire, les mêmes cases sont alignées. Même dans les scènes d’action un peu violentes, on retrouve toujours l’alignement des cases similaires, c’est très codifié. Dans Ryuko, c’est comme ça durant les passages un peu silencieux. Mais pendant les scènes d’action, les cases sont éparpillées un peu partout, il faut avoir la sensation qu’elles bougent. Des amis auteurs de mangas m’ont dit « il faut dessiner tout le corps durant les scènes d’action, mais le cadrage doit être fixe, comme si la caméra ne bougeait pas ». Mais mon expérience dans la bagarre m’a appris qu’on ne voit pas beaucoup de l’adversaire. Quand on se bat, on n’aperçoit ni le décor ni les gens qu’il y a autour. Et donc pour insuffler l’action, il n’est à mon sens pas nécessaire de dessiner les corps en entier.

Pour autant vos planches sont très détaillées, ce serait du gâchis de ne pas s’y attarder. Que ce soit au niveau des perspectives ou du mouvement au sein d’une case, de quelle manière travaillez-vous ?

En fonction des différentes scènes, j’essaie de cadrer selon des angles qu’on utilise au cinéma. Par exemple, pour créer une perspective, je peux zoomer ou alors utiliser des lentilles optiques. Dans la case ci-dessous, je me suis servi d’un objectif fisheye afin qu’on voit à 180 degrés. Je voulais bien montrer juste au milieu cette technique pour démarrer la voiture.

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Savez-vous comment conduit-on cette voiture ? J’ai essayé de retranscrire le plus fidèlement possible chaque son qu’elle émet : tac vrom tac vrom tac vrom. Ça donne quelque chose comme ça. J’ai demandé à la traductrice Miyako Slocombe quel son serait le plus exact pour retranscrire chaque onomatopée, et je les ai redessiné pour la version française à la demande de l’éditeur. J’aurais beaucoup de choses à dire sur les onomatopées… Au Japon, il en existe de très nombreuses pour exprimer des sons. Par exemple, le bruit du pistolet serait traduirait en occident avec « pan pan » alors qu’en japonais on a tout un panel de sons différents pour représenter ça. De même pour les motos. [qu’il se met à imiter en citant à chaque fois le modèle]

Vous connaissez par cœur les sons de toutes les motos ?

Non, je ne conduis même pas de moto ! Mais comme mes amis en ont, je leur demande à quoi ressemble le bruit et comment il faut se tenir dessus.

Votre travail est tout sauf lisse : au contraire il est noir, haché. Comment développez-vous votre identité visuelle ?

Je peux dessiner certaines scènes avec le stylo, et d’autres avec le pinceau. Sur cette page-là, j’étais un peu bourré, et je dessinais en criant, en y mettant toute mon âme, mon humeur de l’instant. Par exemple, quand je fais des dédicaces, je dessine Ryuko en train de pleurer. Et je n’ai pas le même sentiment quand je signe au stand du Lézard Noir que quand je conçois cette page. Je me mets de la musique, pour bien être dedans.

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Un certain goût pour le réalisme se dégage de Ryuko. Au niveau des personnages, déjà : leurs silhouettes, leurs visages. Mais aussi concernant leurs habits, leurs véhicules ou mêmes leurs armes que vous empruntez à des modèles déjà existants. Pourquoi ce choix ?

Ryuko est un personnage imaginaire, mais pour d’autres personnages, il y a des modèles autour de moi, dans mes amis. On retrouve un copain qui était dans mon école, un dessinateur plus âgé que moi, un restaurateur de Kamakura… Il y a même un personnage qui est inspiré d’un galeriste d’art contemporain qui a découvert Takashi Murakami. Je l’ai placé ici pour qu’il puisse se dire « ah mais c’est moi », et qu’il fasse un peu de publicité à Ryuko. C’est un bon moyen de diffusion ! On peut trouver d’autres citations de gens que je ne connais pas, comme la jeune fille pakistanaise qui a fait la une de National Geographic. Mais même si mes personnages principaux sont imaginaires, je n’aime pas vraiment dessiner des mondes de fantasy. Alors si les gens qui gravitent autour sont des modèles existants, le monde de Ryuko devient plus réel.

Ce réalisme est contrastée avec des éléments grotesques, comme Ryuko qui fait de la moto en talons aiguilles. Comment arrivez-vous à les faire passer de manière si naturelle ?

Il n’y pas de magie ou de surnaturel dans l’histoire, alors on peut s’imaginer que quelqu’un comme ça existe dans la vie réelle. Ce serait magnifique.

De plus, le réalisme est contrasté par des effets stylistiques. Certaines cases ont des traits qui partent dans tous les sens, c’est gribouillé. Les lignes se tordent, les objets se déforment. En dessinant de manière si violente, arrivez-vous à exprimer ce qu’il y a de plus profond en vous ?

Oui, tout à fait. Regardez cette double page, au milieu, il s’agit d’un gros fusil d’assaut. On va l’analyser.

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Vous connaissez bien Cézanne ? Normalement on dessine avec cette vue-là, comme il faisait. Sauf que je n’ai pas voulu faire comme ça. Au début c’est Braque qui a commencé, mais on parle surtout du cubisme de Picasso, qui a voulu représenter toutes les faces sur le tableau. J’ai donc essayé de faire la même chose, le temps et l’espace sont à l’intérieur de ma double page. Le haut représente ceux qui attaquent, alors que le bas montre les gens qui sont blessés. Il y a donc plein de faces différentes qui se regroupent dans cette illustration, un peu comme un tableau cubiste. J’ai vraiment voulu représenter le bazar, à la manière d’une attaque dans le film Platoon dont on ne sait même plus ce qui se passe. Normalement on dessine de manière à ce que ce soit facile à comprendre : personnage A attaque personnage B. Mais dans mon cas, j’aimerais bien enlever tout ce genre de simplicités, j’ai envie que le lecteur songe avec attention. Quand on regarde les films de Jean-Luc Godard ou de Takeshi Kitano, il n’y a pas d’explications, c’est ce que j’ai voulu faire.

Ryuko est donc un manga personnel. Derrière toute cette action se cache la vie d’un homme, vous. Le rapport de l’héroïne avec son père est une métaphore de la relation que vous entretenez avec votre fille. Pouvez-vous développer cela ?

J’ai raté une partie de ma vie. J’ai divorcé. Je ne peux plus voir ma fille. Je suis très égoïste. Normalement la famille passe en premier, mais j’étais un artiste égoïste et l’œuvre passait en premier pour moi. Je pense que j’ai fait du mal à ma famille, que je n’ai pas été un bon père.

Vous vous expiez à travers votre œuvre ?

Oui, c’est certainement ça. Il y a des messages qui sont directement destinés à ma fille dans Ryuko et l’acte de parricide a une résonance particulière.

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Entre votre carrière de sculpteur et Ryuko, vous avez été vigile de chantier. En quoi cette expérience a-t-elle influencé votre œuvre ?

Pour moi, c’était le moment de la punition. J’étais trop embrumé pour l’art public, et puis j’ai fait une dépression nerveuse. J’ai perdu mon travail et ma famille, mais en même temps, je n’avais pas le choix… Ryuko a vraiment deux faces, c’est quelque chose d’à la fois bon et mauvais. Pour les lecteurs, c’est un récit libérateur, un défouloir. Alors que pour moi c’est plus personnel. Cette ambiguïté, on la retrouve dans le récit. Par exemple quand Ryuko essaie de se suicider, c’est son ennemi qui l’arrête. Même s’il est méchant, il a un bon côté. On retrouve ceci partout dans le manga, notamment dans le passage en Afghanistan durant lequel je ne voulais pas créer de personnages manichéens et je souhaitais aborder le thème de l’entre-aide, car c’est un sujet important pour l’humanité aujourd’hui.

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