Le réalisme graphique dans les mangas

Qu’est-ce que le réalisme ? Se dit réaliste généralement ce qui est proche de la réalité. La signification varie selon le contexte dans lequel ce terme est employé ; il existe le courant pictural réaliste comme il existe le courant littéraire réaliste. Mais ici, il s’agira de se rapporter au graphisme qui se veut être une représentation fidèle du réel.

Ainsi, inutile de faire un listing des œuvres possédant un style graphique réaliste, ce ne serait pas intéressant. Et bien que, par exemple, le style graphique de Tetsuo Hara ou de Boichi puissent être qualifiés de réalistes, je ne les considère pas réalistes au sens propre dans la mesure où il y a énormément d’exagérations (muscles extrêmement saillants, déformations etc.). Ces mangakas usent également d’une abondance de codes visuels, sans parler de l’idéalisation des corps qu’ils soient féminins ou masculins. Non, ce qui nous intéresse est un réalisme qui permette au manga de s’émanciper de ces exagérations graphiques et de ces stéréotypes.

Dès lors, en quoi le réalisme peut-il permettre à un manga de s’affranchir de ses codes ?

Il s’agira donc dans cet article de comparer trois mangakas qui tentent bien différemment d’innover en usant du réalisme.

L’immersion singulière de Takehiko Inoue

Takehiko Inoue est un mangaka connu pour trois œuvres phares : Slam Dunk, Vagabond et Real. Pour lui, nous ne traiterons que de Vagabond car il s’agit de son manga le plus réaliste graphiquement (il n’est pas question de scénario dans cet article). Inoue est connu comme étant le maître de la technique par excellence. Dans Vagabond, le réalisme des corps non stéréotypés, du détail des décors est simplement frappant. Admirez par vous-même (et n’oubliez pas de cliquer sur les images pour agrandir).

La moiteur du sol et des feuillages saisie par la justesse des trames.

Takehiko Inoue utilise de manière consciencieuse les codes visuels propres aux mangas dans Vagabond. Le dynamisme est créé par des hachures sur les parties du corps en mouvement. Les lignes de vitesse ou effets de choc ne sont représentés que lorsqu’ils permettent la compréhension d’un mouvement ou d’un coup. C’est la position réaliste des corps qui doit évoquer la puissance du coup porté ; Inoue ne se laisse jamais aller à la facilité de l’exagération. La sueur n’est représentée que lorsque la fatigue d’un combat se fait sentir. Tout est géré de manière parcimonieuse et subtile.

La dureté des traits du visage de Takezo admirablement rendue par des hachures précises.

Toutefois, il est possible de noter certains écarts au réel. Dans Vagabond, il y a des scènes qui tendent vers le surréalisme ; cela est notamment visible sur ses illustrations où les couleurs semblent être utilisées non pas de manière réaliste mais pour évoquer une émotion ou un sentiment. En effet, le surréalisme est à l’origine un courant artistique qui laisse la part belle à l’inconscient de l’artiste. Ce dernier laisse aller son imagination et crée sans réfléchir. Bien que le travail d’Inoue soit calculé, puisqu’il passe plusieurs fois sur ses planches (crayonné, encrage etc.), il est plus que probable qu’il laisse par moments libre cours à son imagination, cela est notamment visible sur ses illustrations. L’absence d’arrière-plan sur ces illustrations (ou même sur les planches en couleurs) contribue aussi à mettre le réel en suspens. Ce surréalisme surgit également au milieu de l’histoire lors des moments de doute du protagoniste où il semble avoir des hallucinations.

La peur de Takezo se matérialise littéralement sous ses yeux.

De même, de rares scènes d’humour sont présentes où Inoue use de déformations.

Par conséquent, cela rend difficile d’enfermer ce mangaka dans la case « réalisme » : il ne se laisse pas catégoriser.

Le réalisme d’Inoue est un réalisme de mise en scène, d’ambiance et donc d’immersion pour plonger le lecteur dans le récit. Cela passe par le processus d’identification aux personnages : le chara-design fait d’eux qu’ils ne sont pas des modèles idéalisés. Musashi est sale, a les cheveux gras et est indécent, sauvage. Otsu est un personnage féminin à la beauté singulière : elle n’a pas un visage répondant à des normes de beauté mais un visage de simple femme. Une fois que le lecteur se rend compte de la crédibilité et du réalisme de l’univers, il n’en est que mieux surpris lorsque le réel est brisé, la mise en scène et le découpage dynamique sont très importants : de très grandes cases, peu de bulles de dialogues, des doubles-pages ; tout est pensé pour être contemplatif et/ou pour surprendre.

La finesse sensible de Shin’ichi Sakamoto

Si Takehiko Inoue est difficilement classable, Shin’ichi Sakamoto est clairement, selon moi, celui qui représente le mieux le réalisme dans le manga. Ses deux œuvres majeures à l’heure actuelle sont Ascension et Innocent. Sakamoto pousse le réalisme à l’extrême. Ses personnages et ses décors sont dessinés avec la plus grande finesse et une précision chirurgicale effarante. Cela saute aux yeux : son dessin n’a aucune faille technique, si bien que l’on pourrait se sentir rebuté par le manque d’imperfections qui font le charme d’habituelles représentations graphiques. Décor, position d’un corps, plis de vêtements, visage, expression, yeux, lèvres : tout est réaliste. Cette finesse et cette propreté sont sans doute dues à l’utilisation du numérique qui permet à Sakamoto d’éviter les bavures et les irrégularités des outils traditionnels.

Contrairement à Takehiko Inoue, Sakamoto s’affranchit purement et simplement des codes visuels du manga à l’aide du réalisme. Il n’y a ni ligne de vitesse irréaliste, ni effet de choc quand un coup est porté, ni goutte de sueur pour marquer la gêne ou la peur d’un personnage, ni même la moindre onomatopée. Tout est réaliste, sans exagération, sans dynamisme car la représentation d’une image qui se veut être une imitation du réel doit être statique telle une photographie. Dès lors, le dynamisme de notre réalité est suggéré par Sakamoto à travers la succession de cases qui crée le mouvement. Cela ne se s’aménage pas à l’intérieur d’une case par des hachures mais par la succession de cases qui décrivent ce mouvement.

Si de nombreux mangakas usent de contrastes pour marquer les différences d’expressions au niveau du visage, en adoptant un style plus SD lors d’une scène d’humour et des gros plans sur des visages plus détaillés lors de scènes dramatiques, pour Sakamoto il n’en est rien. Les visages sont toujours réalistes et il n’y a pas de différence au niveau du détail lors d’une scène légère et une autre plus dramatique. Bien qu’il utilise des gros plans pour marquer les moments importants, la seule chose qui diffère des autres passages est l’expression du visage. En effet, le gros plan lui permet uniquement de capter les micro-expressions d’un visage ; tout est question de subtilité.

Le réel exhalé de Haruhisa Nakata

Si Sakamoto se sert du réalisme pour s’affranchir des codes visuels du manga, il en est de même pour Haruhisa Nakata. Ce mangaka a récemment fait ses débuts dans le magazine Ikki (Shogakukan) avec Levius en 2012 avant que sa série soit transférée dans la revue Ultra Jump (Shueisha) sous le titre de Levius/est. Ce n’est pas une œuvre qui s’ancre dans un univers réaliste, et pourtant… . Bien qu’il s’offre quelques libertés au niveau du style, Nakata n’a techniquement rien à envier à Takehiko Inoue ou à Shin’ichi Sakamoto. Ses connaissances en anatomie humaine sont impressionnantes : il sait parfaitement placer chaque muscle du corps humain et ce peu importe la position dans laquelle se trouve le corps en question. Toujours sans exagération et dans un souci de réalisme.

Cependant le réalisme de Nakata n’est pas un réalisme propre et statique comme celui de Sakamoto. Le style de cet auteur est brouillon, dynamique, chaotique et sans aplat. Cela est dû au fait que Nakata n’encre pas ses planches. En effet, tous les traits sont faits au crayon et par la main seule de l’auteur ; il n’a aucun assistant. Une fois scannées, il augmente le contraste de ses planches pour que les lignes paraissent noires. Il utilise également un flou semblable au flou oculaire ou à celui d’une caméra/appareil photo pour focaliser l’œil du lecteur sur ce qui est net. L’intention artistique derrière tout cela est sans doute d’appuyer la dimension éthérée du réel. Levius nous questionne sur plusieurs notions philosophiques comprenant celle du rêve et de la mémoire. En rendant les décors flous, cela souligne l’aspect éphémère de la réalité comme ci-dessous.

Encore une fois, Nakata tout comme Sakamoto n’use pas d’exagérations ou de codes tels que la tristement célèbre goutte de sueur. Idem pour les lignes de vitesse. Il considère que ces dernières ne constituent pas la seule manière de marquer la puissance ou la vitesse. En effet, il utilise le flou cité plus haut pour entourer et accentuer un coup puissant lors d’une scène de combat. Ainsi, le réalisme de Nakata n’est pas un frein au dynamisme contrairement à Sakamoto puisque ses planches transpirent de nervosité et d’irrégularités grâce à l’utilisation du crayon. Les onomatopées, quant à elles, se font rares et ne parasitent jamais l’image puisqu’elles sont inscrites dans des bulles. Tout cela contribue à débarrasser le manga de ses habitudes maladives.

Par ailleurs, il est également possible de constater le réel que Nakata tente de mettre en scène par certaines petites cases qui se succèdent et qui montrent des éléments sans lien apparent avec le déroulement de l’action. Ces cases, semblables au montage discursif dans le langage cinématographique, montrent souvent des animaux tels que des chats, des oiseaux, ou encore de simples décors. En elles-mêmes, ces cases n’évoquent rien mais elles permettent de suspendre le rythme pour montrer que le réel est dépendant d’un point de vue que l’auteur peut changer et manipuler à sa guise. Elles peuvent autant servir de transition (voir la planche ci-dessous) comme elle peuvent s’immiscer au beau milieu d’une scène d’action.

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Ainsi, ces trois mangakas participent très différemment à pousser le réalisme dans le manga et à l’utiliser, pour deux d’entre eux, de façon à s’affranchir des codes visuels utilisés dans la grande majorité des mangas. Cependant, il est nécessaire de préciser que la maîtrise technique et donc le réalisme n’est pas synonyme de supériorité en art. La beauté n’est pas forcément dans un style graphique figuratif voire réaliste comme elle n’est pas non plus nécessairement dans un style graphique abstrait ou atypique. La beauté est là où votre sensibilité la trouve. À suivre dans un prochain article…

4 réflexions sur “Le réalisme graphique dans les mangas

  1. J’ai découvert cet article très récemment (aujourd’hui enfaite) et il est très bien écrit et intéressant cependant il ma laissé sur ma faim, le sujet est bien trop vaste pour en faire une présentation aussi étriquée si je puis dire. Il serait intéressant de développer ce sujet sur un échelle plus grande que ces 3 mangakas comme par exemple l’impact du réalisme sur le manga en général et comment grâce à ça une nouvelle vision de voir les mangas peut ou pourrait voir le jour. Si une suite à cet articles est disponible envoyé le liens svp

    • Merci pour le retour plein d’entrain, ça fait plaisir à lire.
      Je n’ai jamais prétendu aller plus loin que l’interprétation de trois manières différentes d’user du réalisme dans le manga. En effet, on pourrait développer ce sujet sur une échelle plus grande mais ce n’est pas le but de mon article, je pense avoir bien expliqué tout cela dans l’introduction.
      J’aimerais faire une suite à cet article mais je pense cependant toujours manquer de recul et de maturité sur le sujet, j’en ferai un très probablement dans un avenir plus ou moins proche.
      Merci encore pour ton engouement (si tu me permets de te tutoyer).

On attend votre avis !