Tokyo Kaido : un monde qui ne vous comprend pas

Publié entre 2008 et 2010 dans le magazine japonais Morning, Tokyo Kaido sort en France chez Le Lézard Noir d’après une traduction de Miyako Slocombe. L’auteur à l’origine de ce manga en trois volumes est bien connu dans nos contrées, puisqu’il s’agit de Minetaro Mochizuki que nous avons déjà eu l’honneur d’interviewer et que nous admirons de Dragon Head à Chiisakobé.

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Tokyo Kaido marque un tournant important dans la carrière de l’artiste. Lassé des œuvres commerciales et des contraintes éditoriales, il se tourne vers des récits plus intimistes. Pour marquer cette nouvelle orientation, il change la graphie (mais pas la prononciation) de son nom à partir de cette série, 望月峯太郎 devient alors 望月ミネタロウ. Aujourd’hui nous allons donc nous intéresser à bien plus qu’un manga : à la renaissance de l’un des plus talentueux auteurs de bandes dessinées.

La clinique des enfants différents

Hashi, 19 ans, ne peut s’empêcher de dire ce qui lui passe par la tête. Hana, 21 ans, peut être prise d’un orgasme à n’importe quel moment, qu’elle soit ou non en public. Mari, 6 ans, ne voit ni n’entend les êtres humains. Hideo, 10 ans, est un super-héros capable d’entrer en contact avec des extraterrestres. Avec ses quatre personnages principaux, Tokyo Kaido a les allures d’une fresque surréaliste. Et pourtant la réalité rattrape rapidement le récit, en nous présentant les protagonistes comme souffrant de troubles psychologiques importants. Ils sont tous les patients du docteur Tamaki, et c’est leur quotidien que nous allons suivre dans cette clinique peu commune.

Dysfonction mentale et handicap social

Si Chiisakobé met en scène des jeunes adultes éprouvant des difficultés à livrer leurs sentiments, Tokyo Kaido relate l’inverse, c’est-à-dire l’expression sans filtre de ce que l’on pense ou ressent. Pour aller plus loin, prenons l’exemple de Hashi, qui n’arrête pas de se faire casser la gueule car il dit à tout le monde (et même aux inconnus donc) le fond de sa pensée. Si on peut préjuger ici une sorte de cheminement contraire de Shige dans Chiisakobé qui se replie sur lui-même et dont il est difficile d’expliciter les sentiments, Minetaro Mochizuki traite en réalité du même problème : la difficulté à vivre dans un monde qui ne vous comprend pas. En effet, du fait de son trouble mental, Hashi va se faire rejeter par les autres jeunes, qui ne chercheront même pas à le comprendre. Même à l’institut, ses paroles blessantes à répétition le plongeront dans la solitude.

Les gens cachent la vérité par des mensonges, ils ne peuvent pas vivre en montrant ouvertement des trucs honteux !

Ce trop plein d’expressions n’est donc pas synonyme de compréhension. Il est effectivement compliqué de mener une vie ordinaire quand on est une jeune fille qui ne peut s’empêcher de se masturber à l’arrêt de bus dans une société conformiste, où la déviance doit être cachée, le fond de nos pensées calibré. Tokyo Kaido narre donc l’histoire de jeunes qui ne parviennent pas à trouver leur place. Et si leurs troubles peuvent paraître exagérés, il ne sera pas compliqué pour certains lecteurs de se reconnaître en eux tant Minetaro Mochizuki représente avec justesse le mal-être de se sentir incompris.

Avant, je voulais être acceptée par les autres… mais aujourd’hui, je veux être ignorée par la Terre entière !

Construire des relations sociales étant compliqué, se plonger dans les méandres de la solitude reste la solution la plus simple, d’autant plus lorsque l’on souhaite mourir mais que la mort nous effraie. C’est ce vers quoi tendent les personnages de Tokyo Kaido, qu’ils ne s’en soucient pas comme la petite Mari ou qu’ils se résignent à changer leur manière de percevoir ce qui les entoure comme Hana. Ce décalage entre le monde et les personnages du manga est explicité lors d’une double-page citant La nuit étoilée de Vincent van Gogh durant laquelle Hashi et Hana, dessinés dans le style caractéristique de Minetaro Mochizuki, font face à un monde qui se déforme devant leurs yeux. Comme s’ils ne pourraient jamais le décrypter. Comme s’ils en étaient étrangers.

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Le manga au sein du manga

Si Tokyo Kaido est le titre de l’œuvre de Minetaro Mochizuki, il s’agit également du nom que donne Hashi au manga (fictif, donc) qu’il dessine. C’est Hana qui découvrira la bande dessinée que le jeune homme compte proposer au magazine Young Black des éditions Dystopia, rien que ça. Bien évidemment, il s’agit pour le jeune homme incompris d’un moyen d’expression, une sorte de porte d’entrée à son univers, qui facilitera la compréhension des autres. Mais voyons plus loin.

L’œuvre fictive conte le quotidien d’un jeune homme transformé en monstre se réveillant dans un cimetière et qui décide de retourner chez ses parents et à l’école afin d’essayer de vivre comme avant. Malheureusement pour lui, il est rejeté, trop différent des humains normaux… Nul doute alors que le titre fait écho au parcours de son dessinateur, lui aussi mis à l’écart.

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Ainsi Minetaro Mochizuki livre à travers cette mise en abyme sa manière de concevoir le manga comme un récit basé sur le vécu et le ressenti de son auteur. Une œuvre personnelle donc, c’est ce qu’est son Tokyo Kaido. Et ce n’est pas anecdotique s’il transpose sa vision du média dans ce manga en particulier car comme précisé en introduction, il s’agit de sa première série sous son nouveau nom. En somme, ce manga est un nouveau départ et l’auteur explique à travers son art qu’il compte faire des bandes dessinées en se détachant des contraintes éditoriales qui l’ont bridé jusqu’alors.

Si on s’attarde en détails sur la mise en abyme, on remarque que le personnage de Hideo révèle à Hana à propos du manga que lui aussi se reconnaît dans l’œuvre. « On dirait mon histoire ! », clame-t-il. Cette réaction approfondit la pensée de Minetaro Mochizuki sur ce que doit être son manga. Car si pour lui une œuvre a le devoir d’être personnelle, elle a tout de même pour vocation de toucher un public et donc celui-ci doit se reconnaître en son sein. De cette manière l’auteur affirme qu’il faut donner de sa personne sans pour autant être nombriliste, et quoi de mieux pour cela que soigner la forme ?

Esthétisme de la mise en page

Poignant par moments, le manga n’est pas pour autant déprimant. Cela, on le doit à un esthétisme pop à mi-chemin entre Adrian Tomine et Hisashi Eguchi et une ambiance qui rappelle de vieux films pour ados. Pas étonnant dès lors de retrouver dans l’institut l’avatar de Napoléon Dynamite, surtout quand on connaît le goût qu’a Minetaro Mochizuki pour la citation.

Si le ton de l’œuvre est important pour le ressenti du lecteur, l’esthétisme de Tokyo Kaido ne se limite pas au design des personnages et son ambiance. Effectivement, le manga fourmille d’idées de mise en scène et on sent un auteur maitrisant son art. Ce qui impressionne avant toute chose est l’angle utilisé pour cadrer certaines cases. L’auteur se positionne au-dessus des personnages, derrière leur tête ou même à leurs pieds, il joue en somme avec les plongées et contre-plongées modifiant de fait les perspectives. C’est très cinématographique en fait, d’autant plus que Minetaro Mochizuki utilise les différents plans de ses confrères du septième art pour donner de la vie à son récit, quitte à déborder des cases pourtant bien droites.

Pour conclure avec l’art du cadrage de l’auteur, il est important de noter que certaines cases sont vues à travers les yeux des personnages. Dans celles-ci, le lecteur peut donc se mettre à la place de l’enfant souffrant de troubles mentaux et perçoit donc le monde de la même manière que lui. Ou comment grâce à un point de vue graphique propre à la bande dessinée, un auteur parvient à placer le lecteur en position de personnage.

Minetaro le fou

Tendre et cruel : Regard bienveillant sur des jeunes qui n’arrivent pas à trouver leur place du fait de leur différence.

Réel et surréel : Exagération de ce que nous, lecteurs sans trouble mental, pouvons ressentir afin de mieux nous toucher.

Terrifiant et marrant : Voie sans issue dans laquelle sont prisonniers des enfants si attachants qu’on pleure avec eux, qu’on rit avec eux.

Nocturne et diurne : Dépression de minuit, espoirs de midi, le temps défile et consomme les sentiments humains.

Solite et insolite : Tranches de vie anodines dans un institut de gamins tout sauf communs.

Beau comme tout : Tokyo Kaido.


Crédits pour les images :
Tokyo Kaido © 2009 Minetaro Mochizuki / Kodansha

4 réflexions sur “Tokyo Kaido : un monde qui ne vous comprend pas

  1. Ce titre m’attire, assez
    Je vais peut-être le prendre

    Même, si je n’aime pas des séries en trois tomes
    (plus exactement, cette « mode » des trois tomes)

    Dommage, que la couverture ne soit pas cartonnée
    (Et, surtout, que l’emballage soit du plastique [l’emballage papier existe ; si, si])

On attend votre avis !