Interview de Minetaro Mochizuki : l'évolution d'un mangaka

Il y a des auteurs de manga qui nous marquent plus que d’autres, qui nous fascinent et nous passionnent série après série. C’est le cas de Minetaro Mochizuki. J’en veux pour preuve l’article que El Tooms a consacré à Dragon Head, le manga avec lequel on l’a découvert en France, ou alors mon analyse de Chiisakobé, sa dernière série en date. Le Lézard Noir, qui l’édite chez nous, a eu la brillante idée de convier l’auteur au Festival d’Angoulême. Ainsi, et grâce à la traduction de Miyako Slocombe, nous avons pu interviewer ce mangaka que nous aimons tant.

minetaro mochizuki interview photo

A chacun de vos nouveaux mangas, on vous découvre dans un style différent. Doit-on y voir une volonté d’évoluer, voire même de se renouveler ?

Pour toutes les œuvres précédant Tokyo Kaido¹, c’était un challenge pour moi d’intégrer un élément avec lequel j’éprouvais des difficultés, mais à partir de cette série, j’ai voulu me débarrasser du style que j’avais jusqu’ici. Je ne pense pas que ce soit un déni, c’est plus une volonté de franchir une nouvelle étape.

Et pourtant on peut y voir des thématiques communes. Que le Japon soit en ruine ou qu’un personnage perde un proche, la perte pose les bases de vos récits. Pour vous, faut-il détruire pour créer ?

Je ne pense pas qu’il s’agisse de nécessité, mais c’est vrai que le Japon est un pays qui a accumulé le phénomène de destruction et renaissance à maintes reprises. Du coup, en tant que japonais, inconsciemment, il y a cette question de destruction salvatrice qui entre en cause. Mais il n’y a pas de volonté consciente de ma part de détruire. De la même manière, le changement de la graphie de mon nom² n’était pas une volonté de détruire tout ce que j’ai créé jusqu’ici. Je voulais surtout me débarrasser de cette image de mangaka d’horreur qui me collait à la peau à cause de La dame de la chambre close. Je souhaitais aller complètement vers autre chose, et c’est surtout ça qui explique le changement de l’écriture de mon nom.

Vous accordez toujours beaucoup d’importance au style vestimentaire de vos personnages. Ressentez-vous un besoin de mettre ces looks en évidence dans vos titres ?

Concernant les vêtements, je pars vraiment de la personnalité de chacun de mes personnages. Par exemple, par rapport à une chemise je me dis « ce personnage, c’est sûr qu’il va la laisser ouverte. » ou alors « celui-là, il doit la fermer jusqu’au dernier bouton. ». C’est donc à partir de la personnalité que, peu à peu, le style vestimentaire de chaque personnage va se créer.

On remarque chez vous un certain attrait pour le cadrage, l’angle selon lequel est dessiné une case. Vous aimez coller à l’action ou à un personnage, donnant ainsi une sensation d’angoisse ou de malaise. Ou alors vous cadrez une scène par-dessus, pour faire jaillir les détails. De quelle manière travaillez-vous cela ?

En fait je fonctionne exactement de la même façon que pour les vêtements, je vais me poser la question de savoir quel angle conviendra le mieux pour montrer le plus efficacement telle scène. Dans Chiisakobé, je me suis questionné sur chaque scène afin de savoir quel cadrage conviendrait le mieux. Pareil pour les objets que je dispose. Jusqu’ici, je ne réfléchissais pas vraiment à l’importance de ces choses-là. Mais là, pour donner au lecteur des informations sur les personnages, puisqu’on voit très peu les expressions de leur visage, le fait de mettre tel ou tel objet permet de lui faire ressentir avec son propre corps leur personnalité. L’effet que je voulais obtenir est que le lecteur éprouve inconsciemment de la sympathie pour les personnages à travers les objets qui les entourent. Et donc pour montrer ces éléments de la meilleure manière, j’ai cherché tous les angles qui pouvaient exprimer ça.

L'importance des vêtements et des objets dans Chiisakobé.

L’importance des vêtements et des objets dans Chiisakobé.

Pour vous, quels sont les ingrédients pour faire un beau manga ?

C’est surtout la force d’imagination, cette capacité à se représenter chaque situation. Même en regardant son café, se demander par exemple avec quel sentiment la personne qui me l’a préparé me l’a-t-elle servi. Je pense que c’est cette force d’imagination qui rend les choses belles. Dans Chiisakobé, il y a le personnage de la petite pleurnicheuse et Ritsu lui dit d’essayer d’imaginer d’autres choses, qui ne la feraient pas pleurer. Éduquer cette capacité-là permet de voir le monde de plus belle manière et c’est pour ça que j’essaie moi-même de la travailler au maximum.

Avec Chiisakobé, vous avez adapté un roman. Quels ont été les étapes pour le mettre en dessin ?

À la première lecture du roman de Shugoro Yamamoto³, toutes sortes d’images apparaissaient dans mon esprit. Donc, en réalité, j’ai eu très peu d’hésitations. Bon évidemment, pour chaque case je me suis posé des questions, mais chaque scène était déjà présente dans ma tête. Tout ce qui n’est pas écrit, ce qui se lit entre les lignes du roman, je voyais déjà comment l’exprimer en manga. Donc même s’il y a eu un travail physique très fatigant, c’était facile à dessiner et surtout très amusant. C’est d’ailleurs la première fois que je me suis autant amusé en faisant un manga. Je pense que ça s’explique surtout par le talent de l’auteur, Shugoro Yamamoto.

Le roman se déroule à l’ère Edo alors que le manga prend place de nos jours. En quoi les valeurs dépeintes dans Chiisakobé sont-elles universelles ?

Tout est dans les propos du père de Shigeji, l’humanité et la volonté. Ce sont vraiment ces valeurs qui, pour moi, sont universelles. Il y a aussi la fierté qui entre en compte et…

Je n’arrive pas à terminer ma phrase. Je suis vraiment maladroit, je n’arrive pas à exprimer ce que je veux dire et ça m’énerve énormément.

Il y a, dans vos mangas, une certaine appréhension de l’actualité. Chiisakobé, par la thématique d’une reconstruction intimiste, fait écho à la catastrophe de Fukushima. De quelle manière a-t-elle influencé votre processus créatif ?

C’est très difficile pour moi de répondre, de le mettre en mots. Je me dis qu’il y a forcément eu une influence, ce n’est pas possible que cet événement n’ait pas marqué mon travail. Mais, à l’heure actuelle, je ne sais pas comment l’exprimer. Quand je serai plus âgé, peut-être que le moment viendra où je saurai répondre à cette question, mais pour le moment tout ce que je peux dire c’est qu’il y a une influence que je suis incapable de décrire.

Dragon Head présentait un Japon dans lequel les biens avaient perdus leur valeur, en réaction à l’effondrement de la Bourse nippone.

Dragon Head présentait un Japon post-apocalyptique dans lequel les biens avaient perdus leur valeur, en réaction à l’effondrement de la bourse nippone.

Et maintenant, quel style aimeriez-vous explorer ?

Quel genre d’histoires voudriez-vous lire ?

Tout ce que vous voulez. Moi, tant que ça vient de vous, j’aurais envie de le lire.

J’ai envie de vous embrasser !

En adaptant Shugoro Yamamoto en manga, je me suis rendu compte qu’il ne fallait pas que chaque scène soit trop jolie car, du coup, ça allait aplatir l’ensemble. C’est aussi pour ça que les œuvres sobres et standards vont beaucoup parler au lecteur, le toucher même. Par contre, elles demandent pour l’auteur une réflexion très profonde, il y a toute une nécessité de mise en scène pour pouvoir adapter quelque chose de sobre en manga. Et j’ai trouvé ça très intéressant à faire. Je ne sais pas si ma prochaine œuvre sera une adaptation à partir d’un roman, mais en tout cas j’aimerais continuer de dessiner des œuvres très standards.


Notes
1. Inédit en France à ce jour, Tokyo Kaido a débuté au Japon en 2008, soit après Maiwai et avant Chiisakobé.
2. Depuis Tokyo Kaido, l'auteur écrit son nom 望月ミネタロウ. Avant il signait 望月峯太郎. Le changement n'est pas perceptible à l'oral.
3. Chiisakobé est, à l'origine, une nouvelle d'une quarantaine de pages de Shugoro Yamamoto. L'auteur est célèbre pour avoir été adapté au cinéma par Akira Kurosawa, trois fois : Sanjuro, Barberousse et Dodes'kaden, et par Takashi Miike : Sabu.
4. Paroles que vous pouvez retrouver dans l'extrait mis en ligne par l'éditeur.

8 réflexions sur “Interview de Minetaro Mochizuki : l'évolution d'un mangaka

  1. Il faut dire, que relier les deux titres est assez … ardu… Honnêtement, je n’avais pas pensé, que c’était le même auteur (j’ai, quelques problèmes, avec les noms)

    Une réédition de : « Dragon Head » serait une bonne idée (surtout, si on constate la tonne de titres, sans grand intérêt, même au niveau « divertissement »). J’avoue avoir « lâché » ; ou, plutôt, lu l’histoire très rapidement (trop, sans doute [mais, j’étais assez dépressive… et, ce titre ne respire pas la « joie de vivre »])

    Sinon, les éditeurs devraient faire des livres de meilleurs qualités (crac : la couverture du dos se casse!!), si possible ; et surtout, éviter les emballages plastiques (le papier [recyclé] existe!!).

    • Ouvrir un lézard, c’est prendre le risque, à mi-chemin de la lecture, d’avoir une pliure du dos de couverture si on l’ouvre trop vite ou tout simplement trop grand pour les double-pages ou les bulles nichées dans les tranches de tête ou de queue. J’ai rarement eu ce besoin de me concentrer simultanément sur la lecture et la préhension de l’ouvrage, ce qui donne un exercice de tenue et d’orientation assez curieux.

      Merci pour cette interview à la fois tendre et sincère.

      D’s©

    • juste pour info, Dragon Head a été réédité: une fois en petit format début des années 2000 et puis à la sortie de Maiwai dans le grand format que nous lui connaissons.

  2. Ah, elle est chouette, cette ITW pour un dimanche matin. Tout en douceur, comme Chiisakobe.

    Ce que j’éprouve vis à vis de ce dernier me rend toujours perplexe. J’ai l’impression de flotter un peu à la lecture, c’est probablement le découpage qui veut ça, et l’arrêt sur image. Je me demande aussi parfois pourquoi je l’aime autant, mais ça..

    Merci pour l’article. :)

  3. Merci pour le lien de Dragon Head et merci pour cette interview ! J’adore sa retenue et sa façon de s’énerver (gentiment) quand il n’arrive pas à donner de réponse convaincante. La seule que je constate après lecture des interviews et écoute des conférences c’est que Tokyo Kaido dont il parle beaucoup pour s’appuyer sur son évolution n’est jamais édité ici. On signe où pour la pétition ?

  4. Pingback: Minetarô Mochizuki, el 'mangaka' mutante

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