Chiisakobé : l’art délicat d’exprimer ses sentiments selon Minetaro Mochizuki

Il existe des mangakas qui sont des monstres sacrés dans leur pays et qui n’arrivent pourtant pas à trouver un public en France. C’est le cas de Minetaro Mochizuki. Lauréat du Kodansha Award en 1997, puis du Prix Tezuka en 2000, décrit par Katsuhiro Otomo (le papa d’Akira s’il vous plait) comme « le mangaka le plus doué de sa génération », les classiques de l’auteur sont boudés par le public francophone. Même son Dragon Head, une œuvre d’une puissance sans égale, a été un échec, bien que publié par Pika (et Manga Player, son ancêtre) en deux éditions.

Malgré tout, aujourd’hui, Le Lézard Noir donne une nouvelle chance à l’auteur dans nos contrées en publiant son dernier manga : Chiisakobé. Alors qu’elle était publiée dans la revue japonaise Big Comic Spirit depuis 2012, la série s’est terminée il y a peu. Au total, le manga compte donc quatre tomes. Chaque volume de l’édition française coûte 15€ et la traduction du japonais est assurée de main de maître par Miyako Slocombe.

chiisakobé tome 1 critique

Une histoire intemporelle

Alors Chiisakobé, qu’est-ce que c’est ? Sous-titré Le serment de Shigeji, le manga est avant tout la relecture d’un classique de la littérature japonaise de Shugoro Yamamoto. Il raconte l’histoire de Shigeji, un architecte qui doit reconstruire l’entreprise familiale suite à un incendie qui a tout ravagé, et tué par la même occasion ses parents. Bien que tout le monde soit prévenant envers lui, le jeune homme refuse obstinément toute aide extérieure. Comme si la situation n’était pas déjà assez complexe, il doit prendre soin d’orphelins recueillis par Ritsu, son amie d’enfance qui s’occupe des tâches ménagères de l’entreprise.

Si le roman, écrit en 1957, se déroule à l’ère Edo, Minetaro Mochizuki place l’action du manga de nos jours. Une modernisation audacieuse qui n’est pas sans rappeler la géniale adaptation réactualisée de La déchéance d’un homme d’Osamu Dazai par Usamaru Furuya (publiée en France chez Casterman sous le titre de Je ne suis pas un homme). On se demande alors pour quelle raison Minetaro Mochizuki a choisi de situer Chiisakobé à notre époque. Pour élucider cette interrogation, il est nécessaire d’évoquer les thèmes que l’auteur développe dans son manga.

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Chiisakobé est une œuvre qui aborde des valeurs qui semblent intemporelles. Celle qui paraît la plus évidente est la difficulté à exprimer ses sentiments. Caché derrière ses cheveux longs et sa grosse barbe, il est compliqué de saisir les émotions et ressentiments de Shigeji. Génie ou incompétent ? Pourquoi s’obstine-t-il à refuser toute aide extérieure pour son entreprise ? N’accorde-t-il aucun intérêt aux funérailles de ses parents ? Bref, les personnages évoluant autour de lui se posent de nombreuses questions à son sujet. Mais une chose est sûre : il ne reflète pas ce qu’il est réellement. Pour Ritsu, c’est encore plus flagrant. Bien qu’elle semble se montrer compréhensive à l’égard de certaines situations qui l’incommodent, ses gestes ont l’air de désapprouver sa parole. Elle exprime ses sentiments sincères, la nature de sa pensée, par des tics. Quand elle est fâchée ou qu’elle est en désaccord avec ce qui se dit, au lieu de le clamer de vive voix, elle penche la tête sur un côté et serre fort les poings. Des troubles que Shigeji aura vite fait de remarquer…

Le manga de Minetaro Mochizuki met également en avant des valeurs humaines. La première d’entre elles s’apparente à de la fierté. Shigeji refuse les mains tendues malgré qu’il se situe dans une situation compliquée. Ce n’est pas parce qu’il a perdu ses parents et les locaux de l’entreprise lors d’un incendie qu’il va accepter de l’aide bénévole pour autant. Le jeune homme souhaite faire renaître l’entreprise familiale de ses cendres de lui-même, grâce à son talent pour l’architecture (et ses longues études) et la force de ses bras, ainsi que celle de ses employés. Le sentiment de fierté, on le retrouve aussi chez Ritsu. La jeune fille ayant du mal à accepter qu’on remette en cause ses décisions, pourtant déraisonnables, une certaine rancune s’installe… De plus, Ritsu jalouse Yuko, une voisine. La belle et intelligente femme va l’aider à éduquer les enfants orphelins recueillis. Du fait de ses études, Yuko a des qualifications primordiales pour instruire les gamins que Ritsu, sans diplôme (si ce n’est le permis de conduire), n’a pas. On en vient donc tout naturellement à une autre valeur humaine dépeinte dans Chiisakobé : le partage. Bien que ce soit difficilement perceptible pour ceux qui l’entourent, Shigeji a un grand cœur et des valeurs auxquelles il est fidèle. Mais c’est surtout pour Ritsu qu’il est évident de s’apercevoir qu’elle transpire de bonté. Entre son rôle de femme à tout à faire et le fait qu’elle élève cinq garnements défavorisés contre l’avis de tous, il est indéniable que le cœur de la jeune fille est ouvert au partage.

En définitive, Minetaro Mochizuki nous montre que si les temps évoluent, la manière d’aborder les sentiments, les forces et faiblesses de l’être humain et les valeurs inculquées reste la même. De ce fait, qu’importe que l’action se déroule à l’ère Edo, dans les années 50 ou de nos jours, car c’est le message de l’œuvre qui prime.

La villa des enfants perdus

Un sujet saute aux yeux en lisant Chiisakobé : celui de l’orphelinat. Minetaro Mochizuki met en avant le fait que Ritsu doive s’occuper de cinq gamins qui ont perdu leurs parents. Du haut de ses vingt ans, la jeune fille ne souhaite pas remettre les enfants aux services sociaux par crainte qu’ils soient séparés. En effet, déjà qu’ils se retrouvent sans famille, elle ne voudrait pas les plonger dans une solitude encore plus profonde. Et pourtant, ils ne sont pas faciles à vivre ses petits monstres ! Entre les deux garçons (dont l’un qui est en pleine puberté) qui torturent les animaux, une fille qui traite tout le monde de ringard, une autre qui est espiègle et sans compter la petite dernière qui passe son temps à pleurer, les orphelins mènent la vie dure aux habitants du quartier. Mais un peu à la manière de Taiyo Matsumoto dans Sunny (publié en France chez Kana), Minetaro Mochizuki nous rappelle que ceux qui n’ont pas été gâtés par la vie, ce sont justement ces enfants. Outre la perte de leurs parents, et donc d’un point d’ancrage important, les gamins de Chiisakobé sont pointés du doigt par les adultes, mis à l’écart par les autres enfants du quartier. Du coup ils restent ensemble, entre orphelins, et, élevés par Ritsu, forment une famille.

Mais les cinq mômes ne sont pas les seuls enfants perdus de Chiisakobé. En effet, les deux personnages centraux du manga, Shigeji et Ritsu donc, ont eux aussi perdu leurs parents au moment où l’histoire débute. Les deux jeunes gens se retrouvent ainsi seuls face à des responsabilités peut-être trop grandes pour eux. Entre Shigeji qui se recroqueville quand il est perdu dans ses pensées et Ritsu qui est une vraie tête de mule, il paraît évident que les deux protagonistes ne sont pas encore totalement matures. Et pourtant, ils doivent effectuer la transition de jeunes gens insouciants à adultes responsables de manière brutale. L’un en s’occupant de l’entreprise familiale et l’autre en prenant soin des enfants orphelins.

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A travers des thèmes comme la solitude liée à l’orphelinat et l’ambiguïté du passage à l’âge adulte, Minetaro Mochizuki évoque la perte de repères de manière légère et subtile. Un sujet qui sensibilise le lecteur aux sentiments éprouvés par les personnages et qui parvient ainsi à lui simplifier l’accès à la psychologie de ces derniers. Une douzaine d’années après la fin du remuant Dragon Head, le mangaka continue d’explorer les manières de penser de l’être humain. De manière plus délicate cette fois…

Une destruction salvatrice

Ce n’est un secret pour personne, le Japon a été frappé à deux occasions par la bombe atomique au mois d’août 1945. Vaincu, en ruine, le pays s’est relevé à partir de la seconde moitié des années 50 tout en conservant ce traumatisme dans la mémoire collective. Dès lors, détruire pour reconstruire est devenu un concept fréquemment représenté dans la culture japonaise et, par extension, dans les mangas. Rappelons que Chiisakobé est avant tout un roman que Shugoro Yamamoto a écrit en 1957, c’est à dire en pleine renaissance du Japon, une période de forte croissance économique. Et si le récit du romancier se déroule à l’ère Edo (dans le passé donc), la thématique de la destruction salvatrice est ancrée dans la période post-seconde guerre mondiale.

chiisakobé critique

Mais s’il est aisé de retrouver l’influence du Akira de Katsuhiro Otomo (disponible en France aux éditons Glénat) et donc du désastre atomique dans Dragon Head, Chiisakobé s’inscrit dans la lignée des mangas post-Fukushima. Il est certain que le titre ne fait pas directement écho à la catastrophe du 11 mars 2001, mais l’approche est différente des classiques d’antan. Ici pas de monde en péril, pas de gamin aux pouvoirs psychiques, pas d’ange venu reprendre ses terres, pas d’exil forcé dans les confins de la galaxie. Minetaro Mochizuki évoque le phénomène de destruction salvatrice de manière intimiste. Cela passe évidemment par le personnage de Shigeji qui est contraint de repartir à zéro après l’incendie qui a ravagé l’entreprise familiale et tué ses parents. Le jeune homme a tout perdu et entame une reconstruction personnelle, refusant toute aide extérieure. Cet angle de vue axé sur le destin qui périclite d’individus et non du Japon rappelle les auteurs phares de notre période, et principalement Inio Asano (notons par ailleurs que les mangas de Minetaro Mochizuki parus dans les années 90 ont eu une influence considérable sur Inio Asano). Ainsi Minetaro Mochizuki prouve qu’il dessine selon son époque et ses préoccupations et que Chiisakobé est une suite logique de sa carrière de mangaka, en finalité pas si éloignée qu’on pourrait le croire de ce qui est dépeint dans Dragon Head.

Tranches de vie et onigiri

Le rythme narratif de Chiisakobé est celui auquel vivent les personnages. Qu’on suive Shigeji ou Ritsu, on le fait selon des morceaux choisis de leur quotidien. Ces tranches de vie, très rapprochées dans la temporalité du récit, sont distillées selon des scènes clefs servant généralement à appréhender les enjeux de l’histoire ou la psychologie des protagonistes. Du fait de ce rythme saccadé, une étrange sensation de calme, voire même de sérénité, se dégage du manga de Minetaro Mochizuki. Oui « étrange », car entre la restructuration de l’entreprise, la mort des parents de Shigeji et les cinq garnements qui font les quatre cents coups, l’heure n’est pas au repos. Et pourtant la narration avance bel et bien lentement selon des échantillons du quotidien… Mais ce n’est pas ennuyant pour autant. Les scènes de vie journalières étant rapprochées, on ne perd jamais le fil conducteur de Chiisakobé. De plus, le mangaka nous tient en haleine en multipliant les mystères. Chose qu’il maîtrise parfaitement, comme il nous l’a prouvé aussi bien dans Dragon Head que dans La dame de la chambre close et Maiwai.

Mais ce n’est pas tout. Minetaro Mochizuki est également un maître de la mise en scène, ce qui tend à insuffler du dynamisme tout en conservant un ton contemplatif. De manière plus générale, Chiisakobé est une réussite esthétique. On y trouve des personnages aux contours travaillés évoluant dans des décors aussi riches que soignés, monde de l’architecture oblige. L’auteur cadre ses cases selon le ou les personnages qui interviennent, ce qui a pour conséquence d’introduire un astucieux mélange entre des idées farfelues qui en mettent plein la vue et un comique de répétition stylistique. En outre, l’identité graphique du titre rappelle ce que peut faire Adrian Tomine, en plus japonais évidemment. C’est à dire que le monde décrit par le manga est urbain et contemporain, en mouvement même, et pourtant il apparaît comme paisible. Un contraste saisissant. De plus, Minetaro Mochizuki apporte un soin particulier aux détails, qu’ils soient liés au style des personnages, à l’architecture de Shigeji ou aux tâches ménagères de Ritsu, et principalement à sa cuisine. Miam.

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Auréolé de l’award d’excellence de la section manga de Japan Media Arts Festistval en 2013, Chiisakobé s’impose comme une œuvre faisant le liant entre des valeurs et des sentiments ancrés dans la tradition japonaise et la modernité du monde qui nous entoure. Ce mélange aussi passionnant que succulent a tous les ingrédients en main pour combler les amateurs de tranches de vie et de culture nippone tout en évitant de tomber dans d’éternels clichés japonisants. Sans compter que la finesse du trait de Minetaro Mochizuki est telle qu’on tient là son œuvre la plus facile d’accès. Je vous invite donc à découvrir l’univers de l’auteur avec ce qui est pour moi la meilleure nouveauté manga de la rentrée.

9 réflexions sur “Chiisakobé : l’art délicat d’exprimer ses sentiments selon Minetaro Mochizuki

  1. Le manga a l’air de développer une ambiance vraiment particulière. À la fois triste mais paisible, le mélange me semble vraiment intéressent. Par contre 15€ il va falloir économiser avant de pouvoir le lire !

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  3. Je viens de le terminer à l’instant, quel oeuvre entre mes lectures de Shonen classique ça fait du bien; c’est frais, c’est beau, c’est subtil, c’est bien emmené, les enfants sont terribles et Ritsu la têtue ^^ j’ai adoré.Vraiment hâte de lire la suite.

    P.S. HIPSTER !!!!!! :D

  4. c’est du lourd ! dans un style très très différent de dragon head, ce premier tome m’a intrigué, conquis et j’attends avec impatience la sortie du deuxième volume la semaine prochaine !

  5. Pingback: Chiisakobé de Minetarō Mochizuki | Adrien Vinay

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